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Cas de torture : l’expérience d’un avocat

  • 13 juin 2017
  • Saba Ahmad

la préparation pour un procès, la gestion des clients et la promotion des demandes en vertu de la Charte dans le contexte de certains des pires abus touchant les droits de la personne ayant fait l’objet d’un litige au Canada.

En 2008, une commission d’enquête dirigée par le juge de la Cour suprême à la retraite Frank Iacobucci a conclu que des représentants canadiens avaient contribué à la torture outremer de trois Canadiens, Ahmad Elmaati, Muayyed Nureddin et Abdullah Almalki. Les représentants avaient fourni aux agences étrangères syriennes des renseignements non fondés liant ces hommes à l’extrémisme, motif pour lequel ils ont été détenus et torturés.

Après l’enquête, Elmaati, Nureddin et Almalki ont déposé des poursuites contre le gouvernement du Canada, alléguant que le gouvernement avait facilité leur « détention arbitraire, torture, détention arbitraire et voies de fait et actes de violence. »

L’instance des demandeurs devait durer des mois et commencer devant le juge Lederer de la Cour suprême lorsqu’en septembre dernier, on a annoncé qu’une entente extrajudiciaire avait été conclue.

Philip TunleyPhil Tunley est plaideur principal et associé chez Stockwoods LLP, qui a représenté les trois demandeurs dans cette affaire. Il partage ici son expérience et ses perspectives sur la préparation pour un procès, la gestion des clients et la promotion des demandes en vertu de la Charte dans le contexte de certains des pires abus touchant les droits de la personne ayant fait l’objet d’un litige au Canada.

 

Votre bureau a représenté trois victimes de torture: messieurs Almalki, Elmaati et Nureddin, en ce qui concerne leur détention illégale et leur torture outremer. Pourquoi poursuivaient-ils le Canada s’ils ont été torturés à l’étranger ?

La cause s’appuyait sur un certain nombre d’actions de représentants canadiens qui ont mené aux mauvais traitements de nos clients en Syrie et en Égypte, les ont causés ou y ont contribué. Ces actions ont compris la fourniture, par les représentants canadiens, de renseignements inexacts qui ont faussement identifié nos clients comme étant des terroristes. Elles ont compris l’assistance, pour l’identification, à des pays étrangers, particulièrement la Syrie, la fourniture de leurs itinéraires de voyage et de renseignements relatifs à leurs passeports. Ces actions ont inclus la participation à leur détention. Et elles ont inclus des gestes qui ont contribué à leurs mauvais traitements dans ces établissements à l’étranger, y compris à leur torture.

Nous avons allégué que le Canada était responsable de ces actions. En vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité, 1 % de responsabilité ou de faute donne droit à nos clients à des dommages-intérêts complets pour leur souffrance.

 

Que pouvez-vous nous dire de l’entente conclue ?

Je n’ai pas de commentaire sur les modalités de l’entente.

 

Qu’est-il arrivé à vos clients outremer ?

Ils ont des histoires légèrement différentes. Ce qu’ils ont en commun c’est qu’à leur arrivée, généralement en Syrie, ils ont été détenus à l’aéroport ou à la frontière. Ils ont été amenés à une prison tristement célèbre, appelée Far’Falastin, ou Section Palestine, à Damas. Ils ont été interrogés à l’aide de renseignements fournis par les autorités canadiennes et, dans le cadre de cet interrogatoire, ils ont été torturés.

Dans tous les cas, la torture a consisté à les tremper dans l’eau froide et à utiliser un câble électrique (un câble noir long de 30 cm et large de 2,5 cm) pour battre puissamment la plante de leurs pieds, leurs dos, leurs jambes et d’autres parties sensibles du corps.

 

Que s’est-il passé d’autre ?

Le but de ce traitement était d’obtenir de l’information. Dans certains cas, on leur a fait signer des documents qu’ils n’ont pas lus. Dans tous les cas, ils ont été gardés dans des cellules infestées de coquerelles et on leur a donné de la nourriture mauvaise quand on leur en a donné. Dans deux cas, ils ont été gardés en isolement dans une cellule de la taille d’un tombeau et qui en comportait de nombreuses caractéristiques.

Dans le cas d’Elmaati, la détention a eu lieu en Syrie et ensuite en Égypte sur une période de 26 mois.

Dans le cas d’Almalki, 22 mois.

Dans le cas de Nureddin, 33 jours, ce qui est heureusement court.

Aujourd’hui, tous souffrent de trouble de stress post-traumatique (TSPT) et d’autres troubles reliés à cette expérience.

 

Selon vous, quels droits en vertu de la Charte ont été violés ?

Il y a un certain nombre d’arguments fondés sur la Charte. Le principal repose sur l’article 7, en ce qui concerne la torture et les mauvais traitements qui se sont produits. Nous avons aussi allégué que les enquêtes elles-mêmes étaient entachées par le profilage racial et d’autres actions contraires à l’article 15 de la Charte. Nous avons allégué que les droits bafoués comprenaient le droit des demandeurs de demeurer au Canada et d’y revenir en vertu de l’article 6 de la Charte. Nous avons allégué des violations du droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités de l’article 12 et du droit à la vie privée, protégé contre les fouilles et autres perquisitions par l’article 8, entre autres.

Il y a eu de nombreuses, de très nombreuses, atteintes à la Charte. . .

Atteintes alléguées à la Charte.

Manifestement, nous nous occupons de l’utilisation de ce que beaucoup considèrent comme les pouvoirs traditionnels du droit criminel pour une enquête touchant la sécurité nationale. Ce qui est clair à ce sujet, et ce qui ressort des enquêtes, c’est qu’essentiellement, les pouvoirs du droit criminel sont utilisés non à des fins de poursuite, mais à des fins de perturbation et de prévention. Les pouvoirs ont été utilisés pour s’immiscer dans des activités qu’on croyait être reliées à un comportement terroriste ou au soutien de l’activité terroriste.

 

La Charte fournit-elle un recours ?

La jurisprudence permet clairement l’usage de l’article 24 de la Charte comme fondement pour l’octroi de dommages-intérêts, qui peuvent comprendre une compensation. Il est très clair dans la jurisprudence de la Cour suprême et des cours inférieures qu’un octroi de dommages-intérêts en vertu de l’article 24 comprend la dénonciation du comportement qui a eu lieu en violation de la Charte. De tels octrois sont conçus pour prévenir des violations similaires à l’avenir.

Du point de vue des demandeurs, ce qui s’est produit après les événements de septembre 2001, le comportement dont ils ont été victimes ne devrait – et ne doit – jamais se reproduire envers des citoyens canadiens aux mains de la GRC ou du SCRS. La seule façon de garantir cela dans notre système, c’est que les tribunaux expriment une désapprobation suffisante par leur octroi de dommages-intérêts en vertu de la Charte.

 

Y a-t-il ne nombreux précédents qui traitent de dommages-intérêts en vertu de l’article 24 de la Charte, ou est-ce que vous ouvrez une nouvelle voie en ce sens ?

On peut toujours innover. C’est pourquoi ces causes sont plus intéressantes qu’un cas typique de chute. Mais en réalité, la jurisprudence est plutôt mature. Une décision récente de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, R. c. Henry, constitue probablement la l’exploration la plus récente et la plus approfondie des dommages-intérêts en vertu de la Charte dans un contexte d’une condamnation injustifiée.

Les condamnations injustifiées sont apparentées à ce qui s’est produit dans les cas de nos clients, dans le sens où on a allégué de façon injustifiée qu’ils prenaient part à des activités illégales, ce qui a mené à leur détention et à leur incarcération. Mais ils n’ont pas été simplement incarcérés dans une institution canadienne. Ils ont été détenus dans certaines des prisons les plus tristement célèbres et les plus horribles au monde, et y ont été soumis à un traitement inimaginable pour la plupart des Canadiens, avocats compris.

 

Vous avez dit que le Canada a fourni des renseignements qui ont mené à leur détention. De quels renseignements s’agissait-il ?

Deux de ces personnes ont été remarquées par le SCRS et la GRC avant les événements de septembre 2001, et l’une après. Dans chaque cas, les renseignements fournis s’appuyaient sur une enquête superficielle de leurs antécédents déclarés et de leurs liens allégués. Pourtant, le Canada a partagé ces renseignements, qui étaient énoncés de manière catégorique. Les renseignements étaient inexacts, inflammatoires et sans fondement provenant de données probantes issues d’une enquête.

Il y a eu deux enquêtes. La première a concerné Maher Arar, qui est le quatrième Canadien à avoir vécu la même expérience. La seconde était une enquête interne par l’ancien juge de la Cour suprême Iacobucci au sujet de ces trois demandeurs.

 

Donc, qui a partagé les renseignements qui ont mené à leur détention ?

Dans chaque cas, il s’agissait soit de membres du SCRS ou de membres de l’enquête mise sur pied par la GRC après les événements de septembre 2001 en s’appuyant sur des renseignements qu’avait fournis le SCRS.

 

Et à qui ces renseignements ont-ils été transmis ?

D’abord aux agences américaines : à la CIA et au FBI. Mais plus tard, directement aux autorités syriennes et égyptiennes.

 

Vous dites qu’il existe des preuves que la GRC ou le SCRS ont donné des informations directement aux autorités syriennes ?

Oui. Les deux enquêtes en ont traité longuement. Il est important de savoir aussi que pour avoir une relation de partage de renseignements avec la Syrie ou l’Égypte, la GRC ou le SCRS avaient besoin d’une autorisation et d’une approbation ministérielles, qui n’avaient pas été obtenues au moment où les événements se sont produits. Les deux pays étaient réputés pour leur usage de la torture. Il en résulte que les politiques (qui n’ont pas été respectées dans ces cas) exigeaient que le SCRS et la GRC obtiennent une approbation avant de mettre sur pied une relation de partage de renseignements.

 

Quelles réparations avez-vous cherché à obtenir ?

Le recours concernait une variété de réparations. Les dommages-intérêts, évidemment, en étaient le principal. Nous cherchions aussi des réparations administratives, pour les disculper et supprimer des systèmes canadiens de renseignements les informations erronées qui ont été créées au sujet des demandeurs. Les demandeurs ont également demandé des excuses, comme M. Arar en a reçues en 2007.

 

Savez-vous pourquoi M. Arar a reçu des excuses en 2007 et vos clients n’en ont pas eu pendant longtemps, ou avez-vous des théories à ce sujet ?

Non. Rien d’apparent ne le justifiait, du moins selon les documents qui sont publics. En 2009, le Comité de la sécurité publique de la Chambre des Communes a recommandé un règlement fondé sur les principes de la cause Arar. Le Comité contre la torture de l’ONU, qui a examiné les actions du Canada en 2012, le recommandait également. À notre connaissance, il n’y a aucune raison de ne pas suivre ces recommandations. En tout cas, le gouvernement n’en a soumise aucune pour justifier pourquoi ces recommandations n’ont pas été suivies.

 

Y a-t-il des différences importances entre la cause Arar et les vôtres ?

Principalement que l’inconduite des représentants canadiens était bien plus sérieuse dans nos cas. Dans le cas de M. Arar, vous vous en souviendrez, il avait été détenu et déporté par les États-Unis, et les seules actions contributives des représentants canadiens dans son cas semblent avoir concerné le partage de renseignements – erronés –, ce qui s’est également produit dans les cas de messieurs Almalki, Elmaati et Nureddin. Dans les cas de ces demandeurs, il y a également eu partage des renseignements relatifs au voyage, participation active dans les arrangements autour de la détention des trois personnes, participation par l’envoi de questions à leur poser une fois qu’ils seraient détenus, et d’autres gestes équivalant, selon nous, à de la complicité en ce qui concerne la détention secrète et la torture des trois hommes.

 

Vous avez allégué que le gouvernement canadien était complice de la détention secrète et de la torture de vos clients. N’est-ce pas un peu fort ?

Non. Je ne crois pas. La Cour suprême du Canada, dans une cause récente, a examiné les principes entourant la complicité relative à la torture et a reconnu que des conséquences civiles peuvent découler de la complicité. La Cour a décrit une approche dans une cause intitulée Ezokola, qui concernait un agent congolais qui cherchait à obtenir le statut de réfugié au Canada. La loi existe sans doute aucun pour appuyer les allégations.

La Cour suprême encourage nommément le recours à des précédents de droit international. Et comme je l’ai déjà dit, l’un des principaux organes du droit international, le Comité contre la torture de l’ONU, a conclu dans son rapport sur la conduite du Canada que les représentants canadiens étaient complices de la torture de ces trois hommes, s’appuyant pour ce faire sur les conclusions de l’enquête de M. Iacobucci.

 

Avez-vous poursuivi des intimés individuels ?

Quand nous avons repris le dossier des avocats qui avaient démarré cette action, un grand nombre de personnes étaient nommées. Nous avons immédiatement pris des mesures pour en libérer beaucoup. Nous avons libéré un certain nombre de hauts fonctionnaires et d’autres, impliqués indirectement. Nous avons conclu une entente avec les avocats représentant le Canada pour permettre que d’autres soient libérés ou ne soient plus nommés individuellement, en nous appuyant sur l’entente que le gouvernement du Canada accepte la responsabilité indirecte pour eux et qu’ils soient produits dans le cadre du processus d’interrogatoires préalables dans la poursuite.

 

Qui le gouvernement a-t-il produit pour les interrogatoires préalables ?

Je crois que la liste est longue.

Elle comprend environ douze personnes de la GRC, six du MAECI, et les interrogatoires des gens du SCRS – je crois qu’il y en avait quatre. Étant donnée la nature des renseignements que nous avions ou pas le droit de voir au sujet des activités du SCRS, les interrogatoires étaient très difficiles à réaliser et pas entièrement utiles.

L’élément important à cette étape de l’action, c’est que la responsabilité du Canada ne dépendait pas de la responsabilité individuelle d’une personne en particulier. La responsabilité du Canada était faite d’une combinaison d’événements et de la connaissance des circonstances impliquant toutes les personnes concernées, y compris certaines qui n’ont jamais été nommées comme intimés individuels dans les actions.

 

N’avez-vous pas poursuivi un ambassadeur ?

Plus d’un.

 

Oh ? Je me souvenais de M. Pillarella. Plus d’un ?

Oui. M. Pillarella était à l’époque l’ambassadeur du Canada en Syrie, basé à l’ambassade de Damas. Il était nommé individuellement et nous l’avons interrogé.

M. Salaberry était l’ambassadeur du Canada en Égypte au moment de l’histoire de M. Elmaati, basé au Caire.

 

Qu’avez-vous dit que l’ambassadeur Pillarella avait fait ?

Les ambassadeurs canadiens ont un certain nombre de rôles à jouer relativement à la relation du Canada avec le pays hôte. Ils ont des devoirs consulaires envers les citoyens canadiens, y compris ces trois personnes, qui étaient citoyens canadiens au moment des événements. Ils sont aussi impliqués dans les relations politiques et autres du Canada avec le pays hôte. Et ils doivent assister les autres ministères canadiens relativement à leurs activités dans le pays où ils sont assignés. Leur rôle est donc composite.

Nous avons dit que l’ambassadeur Pillarella avait fourni un appui très substantiel au SCRS et à la GRC, ce dont l’enquête Iacobucci avait traité. Cet appui a été exploré plus amplement dans le cadre de l’enquête préalable. Il y avait donc certainement des motifs de le nommer individuellement. Mais encore une fois, sa participation, en définitive, était à titre de représentant du gouvernement canadien. Il était une personne parmi plusieurs qui ont pris part aux interactions entre les enquêteurs canadiens et les services du renseignement militaire syriens – une agence de renseignement célèbre pour sa brutalité, connue mondialement pour son usage routinier de la torture contre ses propres citoyens et ses autres détenus.

 

Comment l’ambassadeur Pillarella a-t-il fourni du soutien au renseignement militaire syrien ?

Je peux seulement parler des détails qui ont vu le jour dans les rapports publics de l’Enquête Iacobucci et de l’Enquête Arar. Je veux faire attention de ne pas parler de questions qui faisaient l’objet des interrogatoires préalables. Mais même dans les sources publiques, il est manifeste qu’il a participé à organiser des réunions, auxquelles il a assisté, tant avec de hauts fonctionnaires du ministère syrien des Affaires étrangères qu’avec des représentants du renseignement militaire. Il a fait cela à la demande de la GRC et du SCRS. Il a livré des questions qui devaient être posées à l’une ou plus des personnes pendant leur détention en Syrie, des questions qui devaient être posées au nom des enquêteurs canadiens – et je n’en dirai pas plus long au cas où je parlerais de détails que je dois taire.

 

L’émission The Fifth Estate a fait un reportage documentaire suggérant une participation qui va plus loin – pouvez-vous commenter à ce sujet ?

Évidemment, je suis au courant du documentaire de CBC. Il est le résultat d’un grand travail d’examen des documents publics de la Cour fédérale et de la Cour supérieure de justice à propos de l’affaire. Nos clients ont été interviewés. Et dans la mesure où les documents du litige ont été rendus publics, mais ne l’étaient pas encore pour l’Enquête Arar ou l’Enquête Iacobucci ou ont été rendus publics dans les rapports d’enquête, CBC a eu accès à ces documents, les a commentés et en a montré certains dans l’émission.

 

Vous avez dit que l’enquête préalable s’est poursuivie pendant les étapes menant au procès. Quelles étapes ont eu lieu avant l’instance ?

Le début des causes avait été fixé, à l’origine, pour septembre 2016, par le juge responsable de la gestion de l’instance, le juge Perell, supervisant le processus d’enquête préalable. Il avait fixé cette date en 2013. Les parties travaillent fort pour compléter le processus d’enquête afin de respecter l’échéancier. L’instance a été remise à janvier 2017 à la demande des parties environ un an avant cette date. Un juge d’instance a été nommé, le juge Thomas Lederer, qui a rencontré les parties pour s’assurer que la cause était correctement préparée pour l’instance et organiser les détails pour l’instance. Il a déterminé que l’instance commencerait le 27 février 2017.

 

Combien de temps le procès aurait-il duré ?

On ne peut jamais en être certain.

Toutefois, les deux parties s’attendaient à au moins six mois pour la question de la responsabilité.

 

Avec combien de témoins ?

Il y a trois causes. Une liste préliminaire de témoins a démontré qu’il y aurait – je dirais plus de 50, mais moins de 100.

Tel qu’il est judicieux et nécessaire, les parties tentaient de travailler ensemble, et le juge mettait une pression appropriée pour tenter de réduire le nombre de témoins. Nous avons tenté d’obtenir des aveux sur des questions de fait qui n’étaient pas en litige, pour raccourcir le procès et nous concentrer sur les faits en litige. Mais comme vous pouvez l’imaginer dans un cas comme celui-ci, il y a beaucoup de faits importants qui ne sont pas vraiment remis en question. Dans la mesure ou l’un ou plus des témoins était impliqué seulement dans les faits non en litige, nous avions une bonne raison de tenter de raccourcir leur témoignage ou de nous mettre d’accord sur les faits qui seraient élicités.

 

Combien d’avocats sont requis pour se préparer pour autant de témoins ?

Les deux parties avaient chacune une équipe d’avocats qui devaient s’impliquer dans l’instance. Ce n’est pas raisonnable d’essayer de procéder à une instance sur six mois avec un seul avocat. Il est normal, et probablement nécessaire, d’en avoir plus d’un. Nous avions une équipe de quatre ou cinq avocats, selon le résultat des efforts pour raccourcir et simplifier l’instance. Et c’est le bon nombre pour le nombre de témoins et la durée prévue. Je suis plutôt certain que le procureur général en avait autant. Comme vous pouvez le comprendre, tous les avocats n’étaient pas familiers avec tous les aspects de l’affaire.

 

Combien de documents le juge de l’instance aurait-il eu à examiner ?

C’est précisément une des questions que le juge pose dans les réunions de gestion de l’instance. Nous avons commencé avec une production totale d’environ 35 000 documents. Les parties voulaient en arriver à un ensemble de documents qu’elles se seraient entendues pour considérer essentiels pour l’instance. Le nombre a donc été réduit dramatiquement. Avec notre approche, nous en étions à environ 700 documents encore considérés comme des pièces potentielles pour l’instance. Mais il s’agit là seulement d’une estimation. Elle ne tient pas nécessairement compte du point de vue du procureur général. Celui-ci pouvait s’intéresser à d’autres documents. Tout juge d’instance, on peut le jurer, va faire pression sur les deux parties pour garder le nombre global aussi bas que possible.

 

Et les experts ?

Les causes concernaient les enquêtes négligentes. La jurisprudence récente exige que soient présentés des témoignages d’experts quant à la norme de diligence dans les enquêtes sur la sécurité nationale. Ça aurait été, je crois, la première instance canadienne à se pencher sur cette norme. En plus de la responsabilité, il y avait certaines questions concernant les conséquences pour les demandeurs et leurs familles, en ce qui a trait aux restrictions sur le voyage, à leur capacité à voyager internationalement, librement, sans interférence. Et bien sûr, il y avait des experts pour discuter des impacts psychiatriques et psychologiques des expériences vécues par les demandeurs principaux. Il y avait des requêtes en diffamation, donc des preuves quant à la réputation. Les requêtes pour des dommages-intérêts exigent des preuves quant aux pertes de revenu, il y aurait donc eu le genre typique de preuve sur les pertes de revenu subies par chacun des trois demandeurs.

Mais comme vous le savez, les affaires qui concernent la Charte, et ici on demandait en partie des dommages-intérêts pour la violation des droits protégés par la Charte, sont des causes dans lesquelles l’approche adoptée pour les dommages est légèrement élargie. En plus des dommages traditionnels personnels de type blessure que les demandeurs rassemblaient et des rapports de réfutation que préparaient les intimés, on peut dire que la preuve sur les dommages allait aller au-delà de ça et impliquer la considération des valeurs et des questions reliées à la Charte, à propos de la nature des enquêtes, etc.

 

Vous avez déposé votre déclaration en 2009 ?

Dans le cas de Nurredin, son avocat initial avait déposé en 2004 et redéposé en 2006. Lorsque nous avons pris les dossiers des anciens avocats en 2008 et 2009, nous avons substantiellement modifié les déclarations des trois cas et les avons redéposées.

 

Que s’est-il produit depuis 2009 ? Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour passer à travers l’enquête préalable ?

L’un des aspects complexes des causes, peu importe leur type, qui concernent la sécurité nationale, c’est l’allégation par le gouvernement fédéral de l’application de son privilège relatif à la sécurité nationale en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Contrairement à une enquête préalable ordinaire, dans ces causes, le processus bifurque. Il faut réaliser tous les interrogatoires préalables ordinaires de la Cour supérieure en respectant les Règles ordinaires, mais il faut traiter toutes les requêtes et leurs réfutations concernant le privilège relatif à la sécurité nationale devant la Cour fédérale. Ainsi, depuis 2010, nous prenions part à des procédures parallèles devant un juge désigné de la Cour fédérale – qui a d’abord examiné un échantillon de 300 documents – et plus tard un ensemble complet de près de 5 000 documents, fortement caviardés, pour le privilège relatif à la sécurité nationale.

La cour a nommé deux amici pour représenter les intérêts de nos clients dans l’examen de ces documents. Une bonne partie de l’examen se déroule in camera, et ce processus se poursuivait depuis 2011. Nous n’avions pas encore, même à la veille de l’instance, de décision de la Cour fédérale sur de nombreuses requêtes de privilège allégué par le gouvernement fédéral. Cela s’est déroulé pendant la période de six ans durant laquelle nous avons été impliqués. Et nous avons été activement impliqués là-dedans. En même temps, la production de documents progressait. Les interrogatoires préalables ont duré plusieurs jours, avec de nombreux témoins de trois ministères gouvernementaux, y compris les parties anciennement nommées individuellement. Nos clients ont fait l’objet d’interrogatoires préalables approfondis. Nous avions des requêtes devant la Cour supérieure de justice, devant le juge Perell.

 

De quelles motions s’agissait-il ?

La plus importante selon moi était une requête d’abord structurée pour radier la défense du procureur général et procéder à une instance sur les dommages, mais sinon il s’agissait aussi d’une requête aux fins de production. En juillet 2013, nous avons obtenu environ 18 000 pages de documents, fortement caviardés, de transcriptions de témoignages devant les enquêtes Iacobucci et O’Connor, qui avaient jusque-là été entièrement secrètes, in camera, mais non publiques sous aucune forme.

Nous avions des avocats amici à la Cour fédérale, qui avaient le droit de voir les documents secrets et étaient autorisés à accepter le caviardage ou à accepter des résumés d’information. La quantité d’information que nous devions gérer était sans précédent par plusieurs ordres de grandeur; la Cour fédérale n’avait jamais eu à gérer autant de volume d’information pour une seule cause dans le passé.

 

Une bonne partie de ce que vous décrivez a dû exiger que vos clients fassent preuve de confiance, envers vous et envers le processus juridique. Cela a-t-il été difficile pour des victimes de torture ?

Une des conséquences, quand on est trahi par son propre gouvernement et soumis à une torture brutale sur une période quelconque, concerne la perte de confiance. C’est toujours une question, pas seulement dans ce cas, mais particulièrement dans ce genre de cas, je crois. Nous avons dû gagner la confiance de nos clients; ça a été la première étape. Mais ensuite, nos relations avec les amici, et notre confiance envers leurs compétences et habiletés à faire leur travail – je crois que ça a été très important pour nos clients, dans leurs prises de décisions.

 

Comment vont ces trois hommes ?

Ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini. Leur résilience m’a impressionné. Je me suis inquiété qu’on puisse finalement, erronément, la retenir contre eux.  Ils ont fait du progrès. Ils sont traités. Ils ont tous des familles qui les appuient, ce qui aide énormément.

Mais la réalité demeure que leurs vies ont été brisées. Ils ne peuvent pas passer à autre chose avec un emploi quelconque à cause du stigmate qui leur est attaché, qui est fondé sur l’ombre persistante des allégations faites par les enquêteurs canadiens. Et aussi à cause de leurs conditions médicales. Le TSPT est une condition débilitante, et la combinaison des facteurs liés à ces deux réalités a rendu nos clients essentiellement inemployables depuis leur libération en 2004.

 

Et leurs familles ?

Les familles des trois hommes étaient des demandeuses à part entière dans les actions. Les membres de ces familles ont été soumis à leurs propres indignités, en matière d’interpellations, d’interrogatoires et de fouilles ciblés. Sur aucune base sauf l’association. À répétition. Ils ont les mêmes problèmes en ce qui concerne leurs noms, leurs réputations par association. Mais comme je disais, dans ces trois cas, les liens familiaux solides forment une source de soutien. Heureusement.

 

Pourquoi vos clients ont-ils conclu une entente ?

Ces causes comportaient toutes les raisons habituelles et convaincantes pour que les deux parties en viennent à un règlement, et ce, au centuple : pour éviter les coûts, le traumatisme et les incertitudes liés à une longue instance qui aurait impliqué de nombreuses questions juridiques originales, de nombreuses complexités factuelles, et des défis importants en matière de preuve pour les deux côtés.

 

Ce règlement apporte-t-il à vos clients la possibilité nécessaire de tourner la page ?

En effet, nos clients sont particulièrement satisfaits d’avoir obtenu des excuses du plus haut échelon du gouvernement canadien. Ils sont, comme leurs familles, heureux que leur longue épreuve juridique soit terminée.

 

Comment un avocat dans une cause comme celle-ci gère-t-il la couverture médiatique ? Est-ce quelque chose que l’on peut tenter de contrôler ?

Dans un cas comme celui-là, les choses commencent à l’opposé. Les enquêteurs canadiens ont utilisé les médias dans le cadre de leur méthodologie pour perturber les vies de ces trois personnes et de leurs familles, pour les marquer au fer comme terroristes, pour les mener à voyager à l’étranger pour diverses raisons. Le gouvernement a un lien puissant avec les médias. Il est absolument capable de passer des histoires aux médias – et c’est comme ça que les problèmes de nos clients ont commencé dans bien des cas.

Quand on devient leur avocat après les faits, rétablir leur réputation est évidemment important. Nous avons l’obligation de limiter les dommages. Les actions concernent la diffamation et la perte de réputation. Cela fait partie de cette responsabilité légale et de notre travail d’avocats de trouver des moyens de remettre les choses en équilibre en termes de mieux apprécier qui ils sont et la réputation qu’ils devraient avoir.

L’utilisation des médias en ce sens n’est pas optionnelle. Elle est nécessaire. La question est de savoir comment.

 

Et comment faites-vous ?

Notre approche a toujours été de ne pas attirer l’attention des médias sur les avocats impliqués. Lorsque de l’attention médiatique était disponible, nous nous sommes assurés qu’elle concernait les demandeurs, leurs circonstances, leurs familles et les injustices commises à leur égard.

Évidemment, la plus grande difficulté avec les médias dans un cas comme celui-là, c’est que la majorité de l’information à un moment donné est assujettie à la règle de la présomption d’engagement. Ce sont des choses que nous devons faire comme avocats, et nous l’avons fait scrupuleusement pour nous assurer de respecter nos obligations. Il n’y a rien de pire dans cette sorte d’affaire que de se retrouver du mauvais côté des règles de droit quand on interagit avec les médias d’une quelconque façon.

Quand on regarde notre Code de déontologie, on y parle de la responsabilité de l’avocat de n’interagir avec les médias que dans l’intérêt du client, mais aussi pour éduquer le public, par l’entremise des médias, au sujet de ces cas et des problèmes de notre système judiciaire. Ces affaires ont évidemment reçu beaucoup d’attention publique. Deux enquêtes publiques. Beaucoup d’intérêt de la part du public. Et c’est une autre raison pour laquelle il est essentiel qu’un avocat qui s’engage dans une telle cause réfléchisse sérieusement à quand et comment interagir avec les médias au sujet de la cause.

Je crois que les juges d’instance et les juges de la cour sont généralement légitimement prudents au sujet de l’attention médiatique. Ils n’aiment pas en voir sur la table pendant leur déjeuner quand ils ont compétence. C’est compréhensible. Ils ne devraient pas avoir à le lire. Peut-être qu’ils ne devraient pas le lire. Mais cela ne veut pas dire que ce n’est pas la bonne chose à faire pour le client dans un cas précis. Je crois que ce l’était absolument. C’est une question de façon de faire, pas une question de savoir si on le fait.

 

Comment Amnistie Internationale et d’autres organisations non gouvernementales ont-elles été impliquées ?

Amnistie Internationale en particulier s’intéressait à ces affaires depuis le début, depuis la détention des trois hommes. Ces organisations étaient impliquées tandis que les renseignements venaient à être sus. Leur participation se poursuit aujourd’hui. Ce sont d’excellents défenseurs des intérêts de nos clients, des défenseurs solides, tant pour les changements de politique qui sont requis et qui proviennent des leçons apprises, que pour l’obtention d’un règlement équitable pour ces causes.

Nous avons parlé d’un reportage documentaire, du travail d’une ONG et de deux enquêtes. Nous n’avons pas parlé du livre de Kerry Pither, Dark Days. Y a-t-il eu d’autres aspects publics que j’aurais manqués ?

Si vous faites une recherche Google sur les noms des principaux demandeurs, vous verrez une multitude d’articles. Ces cas ont concerné de très nombreux aspects différents de notre société. Ils ont été d’intérêt pour de très nombreux points de vue et ont fait l’objet de discussion à partir de très nombreuses perspectives. Alors oui, il y a eu beaucoup d’attention publique. C’était juste, selon moi. Le Canada (heureusement) n’est pas souvent accusé d’être complice de la torture de ses propres citoyens.

 

Des politiques ont-elles été modifiées ?

Oui, beaucoup. Beaucoup de recommandations ont été faites. L’enquête Arar et son rapport en 2006 ont suscité une série de recommandations et une autre série est venue de l’Enquête Iacobucci en 2008. Celles-ci ont été examinées par le Comité de la sécurité publique de la Chambre des Communes en 2009. Je crois qu’on peut dire avec justesse que le progrès dans la mise en œuvre de ces recommandations – et d’autres, issues d’autres enquêtes comme celle sur Air India – est lent. L’orientation des politiques a généralement été vers l’octroi de pouvoirs accrus pour les enquêteurs en sécurité nationale, plutôt qu’une considération accrue des conséquences qu’ont les enquêtes touchant la sécurité nationale sur les droits de la personne. Mais je crois que les choses changent. C’est un débat qui a lieu présentement parmi les Canadiens, relativement à ce qu’on appelait le Projet de loi C-51, qui est maintenant l’objet d’un livre vert du gouvernement. Je suis optimiste.

 

Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez consacré.

C’est moi qui vous remercie.

 

À propos de l’intervieweuse 

Saba AhmadSaba Ahmad est avocate plaideuse en droit civil à Toronto, principalement quant à des questions commerciales et aux successions. Elle conseille des organismes à but non lucratif, et siège au conseil d’un organisme caritatif environnemental. Elle est également coéditrice du bulletin du CCLHR. Saba est autorisée à exercer sa profession dans la province de l’Ontario et l’État de New York.

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[1] On peut la consulter à l’adresse : https://www.canada.ca/fr/securite-publique-canada/nouvelles/2017/03/excuses_officiellespresenteesamalmalkiamabou-elmaatietamnureddin.html.

[2] Phil Tunley est plaideur principal et associé chez Stockwoods LLP. Il exerce sa profession dans une vaste gamme de litiges commerciaux et de litiges en droit public, et possède une expertise particulière reliée aux Premières Nations et à leurs droits, à la responsabilité de la Couronne, au crime en col blanc et à une variété de litiges règlementaires, administratifs et constitutionnels. Il siège au conseil de Canadian Journalists for Free Expression, un groupe de services et de conseils à but non lucratif.

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