Woman with question mark on forehead

Peut-on demander à quelqu’un d’où il vient ? Le point de vue d’une avocate noire

  • 27 février 2020
  • Ludmilla Jarda

« D’où venez-vous ? » Cette question vous a-t-elle déjà été posée ? Si oui, par qui ? Était-ce une personne que vous veniez à peine de rencontrer ? Était-ce lors d’un événement de réseautage, d’une réunion chez un client, d’un entretien d’embauche ou d’un événement similaire ? La personne qui vous a posé la question vous ressemblait-elle ? Si cette série de questions n’a aucun sens pour vous, vous devriez certainement poursuivre votre lecture. Si vous avez plutôt fait les frais de ce genre d’interrogatoire et qu’il vous a autant ennuyé et frustré que moi, bienvenue dans le club.

Comme vous le savez, la culture de la collectivité juridique est en transformation depuis quelques années ; l’égalité, la diversité et l’inclusion sont devenues des sujets d’actualité. Le nombre d’avocats visant l’équité qui deviennent membres du Barreau augmente aussi constamment. Malgré cela, la prévalence de la question « D’où venez-vous ? » demeure, ce qui me semble troublant. Voici pourquoi.

Une raison pour laquelle la question pose problème est son ambiguïté.

La question elle-même est simpliste, mais ce que la personne qui la pose veut savoir, exactement, n’est pas évident. Par exemple, si j’assiste à un événement de réseautage et que quelqu’un veut en savoir plus sur mon bagage professionnel, pourquoi ne pas me demander pour quel bureau je travaille ou quelle faculté j’ai fréquentée ? Pourquoi pas « Dans quel domaine juridique exercez-vous ? » au lieu de « D’où venez-vous ? »   Comme avocats, nous savons comment formuler une question pour obtenir la réponse que nous désirons ; nous y excellons.

C’est un peu cela le problème : dans mon expérience, si on me pose cette question ambiguë, c’est parce que la question qu’on veut vraiment me poser serait possiblement non appropriée dans les circonstances. La personne peut vouloir connaître, par exemple, le lieu de ma naissance, et si ma réponse ne la satisfait pas, elle voudra ensuite savoir où sont nés mes parents. Au lieu de me le demander directement, on choisit de me poser la question ambiguë « D’où venez-vous ? » Pourquoi ? Peut-être parce que sur un certain plan, la personne reconnaît qu’il n’est pas politiquement correct de me poser cette question, mais sa formulation fait en sorte qu’il est difficile de déterminer si on me pose une question au sujet de mon expérience professionnelle, de mon bagage culturel ou d’autre chose.

Malheureusement, j’ai maintenant l’habitude qu’on me pose cette question dans la collectivité juridique. Cependant je dois avouer que la dernière fois qu’on m’a posé cette question, je suis restée perplexe. J’ai été prise au dépourvu et, pour la première fois, je n’avais absolument aucune idée comment répondre. C’est que, pour la première fois, la question m’était posée par une personne issue d’une minorité visible, comme moi. Je ne savais pas quoi dire. Je me suis mise à tenter de deviner ce qu’on me demandait vraiment. Il s’est avéré qu’on voulait simplement en savoir plus sur mon expérience professionnelle.

Alors, pourquoi est-ce que je trouve frustrant qu’on me pose cette question ? C’est qu’en plus d’être ambiguë, la question est problématique en ce qu’elle stigmatise, isole et crée une distinction. Certains le nieront en disant qu’ils n’avaient pas cette intention au moment de poser la question et que leur interlocuteur les a peut-être mal compris. C’est là que le bât blesse. Que la personne qui pose la question ait voulu ou non exclure une autre personne n’a aucune importance : elle l’a fait en posant la question.

Les personnes qui insistent pour poser la question « D’où venez-vous ? » et qui persistent à ne pas voir la nuance entre leur intention et l’exclusion qui en résulte devraient, la prochaine fois qu’elles s’apprêteront à poser la question, se poser plutôt celles-ci :

  1. Poserais-je cette question à quelqu’un qui me ressemble davantage ?
  2. Est-ce une question appropriée à la lumière de toutes les circonstances ?
  3. La réponse à cette question vous regarde-t-elle ?

Si vous avez répondu à l’une de ces questions par la négative, alors pourquoi insistez-vous ?

Vous vous demandez si vous pouvez demander à une personne d’où elle vient ? La réponse brève que je vous offre est la suivante : « Vous êtes certainement en mesure de reformuler votre question ». Pendant ce temps, je me croise les doigts en espérant que vous ne me répondrez pas : « Mais d’où venez-vous vraiment ? »

À propos de l’auteure

Ludmilla Jard est avocate chez Nelligan Law et présidente du chapitre de l’est de la division des jeunes juristes.

Cet article a d’abord été publié sur la page Web des articles de la Division des jeunes juristes de l’ABO.