Voix du Changement

  • 16 février 2016
  • Colin Lachance et Mark A. Cohen

Dorota Turlejski a fondé Uplawed, une firme de droit des successions, en septembre 2015 après quatre ans au sein d’un bureau généraliste de taille moyenne d’Ottawa. Elle réussissait bien au sein de ce bureau qui l’avait d’abord accueillie comme stagiaire étudiante, et était en voie de devenir une avocate traditionnelle. Et voilà le problème. Plus elle devenait le genre d’avocate qui réussissait bien dans un environnement traditionnel, moins elle ressemblait à la personne qu’elle savait être et voulait devenir : une scientifique avec une formation juridique.

Addison Cameron-Huff est devenu membre du Barreau de l’Ontario en 2013 après un stage envié sur Bay Street, dans un bureau national réputé. Pourtant, il sentait que forger sa propre voie serait une meilleure façon pour lui de saisir les occasions futures dans une époque de bouleversements croissants au sein du marché. Les grands bureaux ont leurs avantages, mais apprendre à gérer et faire croître une entreprise n’en font pas partie, alors pourquoi attendre des années pour acquérir ces compétences ? Il exploite maintenant son propre bureau de droit technologique, se taille un créneau dans le domaine naissant de la cryptomonnaie, et a récemment fondé une entreprise de technologie juridique axée sur la recherche mondiale consolidée de réglementation nationale.

Trente-neuf pour cent des étudiants de droit commençant leurs études en 2015 à l’Université de Toronto sont arrivés avec un baccalauréat en science/génie/mathématiques (22 %) ou en affaires/économie (17 %). Ce type d’éducation forme les gens à être pragmatiques, à se fier à des indicateurs et à faire preuve d’efficacité… ce qui n’a souvent rien à voir avec les bureaux d’avocats. Si ces étudiants gardent ces penchants après trois ans d’études en droit, où voudront-ils travailler et quelles occasions peuvent-ils s’attendre à trouver en 2018 ?

Les bureaux d’avocats évoluent

Historiquement, la formation non juridique et les passions et perspectives des étudiants avaient peu de liens avec le marché de l’emploi pour les étudiants en droit et les jeunes avocats. C’était plutôt le contraire. La structure traditionnelle du bureau d’avocats était explicitement centrée sur l’idée des avocats principaux qui forment (ou, souvent, reforment) la glaise embauchée en adjoints qui pourraient être utilisés pour alimenter une structure de profit qui s’appuie sur le total des heures facturées et la maximisation du profit par associé. Il n’y avait aucun avantage à transformer cette approche pour nourrir les caractéristiques, aptitudes et désirs uniques de ceux qui arrivaient dans la profession, pour autant que tous les participants continuaient de croire que la récompense était un progrès possible vers l’obtention du titre d’associé afin de récolter à leur tour les bénéfices de ce modèle.

Maintenant ?

Les effondrements de firmes, les paniques d’agents libres autour d’embauches latérales à une époque où les associés ont de moins en moins d’équité, où les avocats mettent de plus en plus de temps à prendre part au partage des profits et d’autres changements dans ce qu’offre la carrière au sein des cabinets les ont menés à maintenir la maximisation du profit par associé, fomentant des soupçons justifiables quant aux promesses de fortune et de sécurité. Sans avancement, qu’est-ce qui motivera les avocats à passer leurs années cruciales de développement au sein d’un environnement traditionnel ?

Des changements majeurs dans le marché juridique créent des défis pour le statu quo des bureaux d’avocats traditionnels tout en créant des occasions pour les avocats qui souhaitent exercer différemment. Les récents rapports d’Altman Weil (« Law Firms in Transition ») et du Georgetown Law’s Centre for the Study of the Legal Profession (« Report on the State of the Legal Market ») soulignent la nouvelle normalité. Les entreprises priorisent les expansions à l’interne plutôt que d’accroître leurs dépenses juridiques externes, et on voit une prolifération importante de petits bureaux juridiques novateurs et de modèles fondés sur la technologie, conçus pour augmenter l’efficacité et réduire les coûts.

Il existe de nombreux fournisseurs de services juridiques non traditionnels, organisations professionnelles et entreprises technologiques axés sur le succès au sein d’une gamme d’activités définie, avec des avocats prêts à les aider à bâtir une « meilleure trappe à souris ». De façon similaire, c’est peut-être cette année que les sceptiques les plus fervents seront confondus et devront admettre la présence et la croissance de grands bureaux de consultants (les quatre grands cabinets de comptabilité) comme fournisseurs importants de services juridiques, dans notre propre cour. Ces employeurs, comme d’autres, s’intéressent ardemment à l’ensemble global de compétences qu’un avocat peut apporter à une entreprise en croissance. Comme leur structure et leur ADN diffèrent de ceux du modèle traditionnel d’association, ils fournissent des services selon un modèle économique différent et reconnaissent que l’offre de services juridiques s’appuie sur trois piliers : l’expertise juridique, les processus d’affaires et la technologie. Elle est aussi axée sur le client, et non sur l’associé.

Considérez l’approche adoptée par Axess Law, une firme qui a ses bureaux dans 10 Wal-Mart en Ontario et qui est présentement en expansion active. Mark Morris (son cofondateur aux côtés de Lena Koke) explique qu’Axess recrute activement des avocats qui possèdent des compétences non juridiques d’envergure.

Mark Morris« Nous cherchons dans leur expérience des attributs qui peuvent démontrer qu’ils sont à l’aise avec le risque, qu’ils y ont été habitués, et qu’ils sont le genre de personne qui pourrait nous aider à développer nos activités et à améliorer nos systèmes à long terme. »

 

 

Enfin, les technologues et les gens d’affaires voient naturellement dans les services juridiques de très grandes occasions de saisir des populations mal desservies et d’extraire des portions importantes de part de marché par des mécanismes de prestation de services plus efficaces. À mesure que ces activités augmentent, nous verrons que ce ne sera pas uniquement les 39 % d’étudiants en droit de l’Université de Toronto qui regarderont de ce côté et y verront une meilleure façon de lancer et de faire progresser leur carrière juridique.

Axess Law office

Les grands bureaux, particulièrement les AM200 américains et sans doute leurs homologues canadiens, sont structurés d’une manière qui n’utilise pas l’avocat dans son ensemble (ils ne s’y intéressent pas), mais uniquement la façon dont cet avocat entre dans le moule de la firme. Cela pourrait bien causer la perte de ces grands bureaux, et constitue sans doute une menace existentielle à chacun des 50 à 70 avocats des bureaux soi-disant « tous services » qui tentent de tout offrir à tous, car les jeunes juristes chercheront ailleurs les occasions opportunes et l’épanouissement professionnel. Le clivage entre les générations augmente encore ce défi. Les associés qui prennent les décisions dans les bureaux traditionnels sont généralement plus vieux et il est compréhensible qu’ils préfèrent maintenir le statu quo aussi longtemps que possible plutôt que d’apporter les changements requis pour la survie à long terme.

Ces bureaux qui ne peuvent ou ne veulent pas voir tout l’éventail des compétences des jeunes avocats et en tirer profit réussiront-ils à attirer les candidats dont ils auront besoin pour les aider à s’adapter aux réalités d’un marché en évolution ?

Les avocats évoluent aussi !

Les juristes, jeunes et « vieux », auront besoin de nouvelles aptitudes, qu’ils travaillent pour un fournisseur de services ou un bureau traditionnel. Mais les compétences comme la gestion de projet et une compréhension aiguisée de l’impact des technologies sur l’offre de services juridiques ou la cybersécurité ne sont pas facilement acquises en cours d’emploi. Même si certains changements ont déjà commencé, les facultés de droit qui mettent encore l’accent sur l’apprentissage doctrinaire préparent les étudiants pour les grands bureaux même lorsqu’il devient de plus en plus évident que leur carrière les mènera ailleurs. Les facultés dont les corps professoraux sont au fait des changements du marché, qui reconnaissent et priorisent le besoin d’une transition pédagogique ont de meilleures chances de produire le type de diplômés résilients qui peuvent briller dans le nouvel environnement.

Entre-temps, de nombreux avocats sont maintenant prêts à choisir leur propre trajectoire.

Addison avait fait des études en science biomédicale, avait une décennie d’expérience en programmation et un été d’expérience dans le service des licences technologiques de BlackBerry. Il est arrivé dans un grand bureau l’esprit ouvert et avec le désir d’apprendre. L’expérience a été positive, mais son désir d’utiliser ses compétences et de faire son propre chemin a vaincu ses perceptions des voies alternatives.

Dorota a été formée et certifiée comme psychothérapeute pour les couples et les familles. Elle a commencé ses études en droit en 2007 sans se faire d’illusion que sa formation et son expérience préalables seraient valorisées ou utiles dans son nouvel environnement. En fait, on l’avait explicitement avertie et elle a activement relevé le défi de « désapprendre » une méthode de réflexion et d’analyse (c.-à-d. la méthode scientifique) pour une autre, qui est, disons-le, moins exigeante. Elle a fini par en avoir assez :

Dorota« Fonder ma propre entreprise m’a permis d’intégrer l’approche scientifique au raisonnement juridique/à la pensée critique/à mon expérience pour arriver à une philosophie intégrée sans devoir séparer les deux. L’approche scientifique dans ma pratique juridique est une caractéristique distinctive de mon modèle de prestation de services. »

Bien sûr, l’idée de faire cavalier seul n’est pas exclusive à la nouvelle génération, et certains avocats ont toujours été plus susceptibles de travailler dans de petits bureaux que dans les grands. Ce qui a changé, ce sont les attentes des clients et le paysage concurrentiel. Ces changements exposent le schisme entre les approches traditionnelles de l’éducation juridique et la formation et les exigences reliées aux nouvelles réalités du marché.

On utilise beaucoup d’encre numérique pour décrire ce qui propulse l’évolution du marché juridique. Mais, selon nous, on a porté trop peu d’attention à la durabilité du cheminement « de la faculté de droit au bureau d’avocats » du point de vue des avocats débutants qui observent les sacrifices et l’incertitude reliés aux tentatives de se mouler dans un modèle potentiellement moribond.

Alors que de plus en plus de clients et de jeunes avocats rejettent le modèle traditionnel des grands bureaux, combien de temps celui-ci définira-t-il notre compréhension de la prestation des services juridiques ?

La nouvelle normalité demeure floue, mais ses contours prennent forme. Les changements se produisent sous nos yeux et les gens, tant les clients que les avocats, votent avec leurs pieds. Ce qui demeure inchangé, c’est la façon dont nous nous préparons à gérer ce défi.

 

Colin LachanceMark A. CohenA propos des l'auteurs

Colin Lachance, PGYA.ca, rangefindr.ca et  Momentum.legal. @ColinLachance

Mark A. Cohen, Legal Mosaic www.legalmosaic.com.

 

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