Two people putting puzzle pieces together

L’emploi à l’ère de l’intelligence artificielle : le problème du congédiement implicite

  • 06 juin 2019
  • Irfan Kara and Pat Denroche

L’édition du New York Times du 2 juillet 1978 a été la dernière que le quotidien a imprimée en utilisant le processus linotype. Après des décennies à utiliser une technologie de presse à imprimer à la Gutenberg, le journal a investi dans une méthode informatisée, qui éliminait la nécessité de manuellement placer chaque lettre de chaque page sur des plaques en plomb pour les presses.

L’automatisation et la numérisation du processus « à chaud » n’ont toutefois pas mis au chômage les opérateurs de linotype. Les mêmes employés qui avaient fait fonctionner les chaudes machines à linotypie en métal, le jour suivant, se sont assis devant des ordinateurs, tapant des histoires en format numérique plutôt que les martelant en place. Quand, pour un documentaire de David Loeb Weiss, on a demandé à un employé ce que la mise à niveau technologique allait changer pour lui personnellement, il a répondu : « Ça veut dire que je vais devoir apprendre un nouveau processus ». L’automatisation a aidé ces travailleurs à imprimer des journaux de manière plus efficace, mais elle ne les a pas remplacés.

L’automatisation propulsée par l’intelligence artificielle mènera probablement à des expériences similaires pour des millions de travailleurs. Même si l’IA peut rendre superflues certaines fonctions présentement réalisées par des gens, elle créera aussi de nouveaux emplois qui n’existent pas encore, et elle augmentera la portée de nombreux emplois existants. L’IA entraînera des mises à pied, mais elle nécessitera aussi que les employeurs forment les travailleurs pour de nouveaux emplois ou des postes différents.

Un rapport du McKinsey Global Institute (« Retraining and Reskilling Workers in the Age of Automation ») suggère que moins de cinq pour cent des métiers peuvent être entièrement automatisés avec les technologies présentement avérées. Cependant, dans 60 pour cent des emplois, au moins un tiers des tâches principales pourraient être automatisées. Cela implique une transformation en profondeur du monde du travail, exigeant que jusqu’à 375 millions de personnes changent de catégories de métier d’ici 2030. En effet, parmi les gestionnaires interrogés par McKinsey, 62 pour cent croient qu’ils auront besoin de former ou de remplacer plus d’un quart de leur main-d’œuvre d’ici 2023 à cause des avancées de l’automatisation. Dans les sociétés ayant des revenus annuels de plus de 100 millions de dollars, 82 pour cent des dirigeants croient que la reformation et le recyclage professionnel doivent constituer au moins la moitié de la réponse pour combler cet écart de compétences.

La transition des employés existants vers de nouveaux rôles peut avoir des conséquences juridiques. Si cette transition est mal gérée, elle pourrait par exemple mener à une poursuite pour congédiement implicite par un employé. Les avocats qui conseillent des employeurs qui s’attendent à former et redistribuer des employés à cause de l’automatisation devraient s’équiper de manière à traiter de façon proactive des questions qui entourent le congédiement implicite.

Qu’est-ce qu’un congédiement implicite ?

Le congédiement implicite se produit lorsqu’un employeur démontre une intention de ne plus être lié par le contrat de travail. Il est le résultat d’une violation unilatérale par l’employeur d’une condition fondamentale, explicite ou implicite, du contrat de travail, ou d’un comportement cumulatif de l’employeur qui démontre généralement une intention de ne pas être lié par le contrat de travail.

La violation peut être immédiate ou anticipative, comme une annonce par l’employeur qu’il a l’intention d’apporter un changement fondamental aux conditions d’emploi à une date ultérieure, pouvant comprendre, par exemple, la modification des tâches de l’emploi tandis que l’employeur intègre de nouvelles technologies au milieu de travail.

Si un employé peut démontrer un changement unilatéral imposé par l’employeur qui équivaut à un congédiement implicite, les dommages-intérêts que doit verser l’employeur sont calculés comme si l’employé avait fait l’objet d’un congédiement injustifié. Les avocats devraient prendre des mesures pour conseiller leurs clients employeurs sur la manière de mitiger les risques autant que possible.

Comment l’avocat peut-il aider à mitiger le risque?

L’analyse d’un congédiement implicite est extrêmement factuelle. Les avocats devraient examiner le contrat de travail pertinent, y compris les offres écrites, les lettres écrites relatives aux promotions et les affirmations verbales, ainsi que tenir compte de la réalité de la situation au-delà du contrat. Comme une revendication pour congédiement implicite nécessite que l’employé démontre que le changement a été imposé unilatéralement par l’employeur, il est important de déterminer si l’employé a accordé à l’employeur, dans le contrat de travail, le droit d’apporter certains changements, comme celui de redéfinir les tâches associées au poste. Si le contrat de travail permet à l’employeur de modifier les tâches d’un employé, l’avocat devrait s’assurer que les autres conditions fondamentales, comme la rémunération, l’horaire de travail, son emplacement et l’ancienneté, changent aussi peu que possible au moment de modifier le rôle de l’employé.

S’il est probable que le changement constitue une violation unilatérale d’une condition fondamentale du contrat de travail, l’avocat devrait envisager un certain nombre de stratégies pour réduire la responsabilité potentielle de l’employeur. Comme les dommages-intérêts pour le congédiement implicite sont les mêmes que pour un congédiement injustifié, la responsabilité découle principalement du droit de l’employé de recevoir un préavis de cessation d’emploi en vertu de la loi et de la common law. Ainsi, un préavis relatif au changement qui correspond au droit de l’employé de recevoir un préavis raisonnable pour la cessation d’emploi devrait être fourni si cela est possible, et il devrait être indiqué clairement à l’employé qu’il sera licencié à la fin de cette période s’il n’accepte pas les nouvelles conditions.

Lorsque possible, il vaut mieux obtenir le consentement écrit des employés au changement. Il sera difficile pour l’employé de prétendre que le changement a été apporté unilatéralement par l’employeur en présence d’un consentement sérieux, obtenu sans contrainte ni coercition, et l’employé sera moins en mesure de respecter les critères permettant d’établir une revendication pour congédiement implicite.

L’avocat devrait être vigilant quant aux questions de droits de la personne, et devrait réfléchir à la possibilité que le changement mène à un résultat discriminatoire, particulièrement lorsque plusieurs employés seront affectés.

Les importantes transitions d’employés vers de nouveaux rôles ne sont qu’une des façons dont l’automatisation propulsée par l’intelligence artificielle changera le monde du travail. Les licenciements massifs, les pratiques d’embauche, la confidentialité à laquelle les employés ont droit, les salaires et avantages sociaux, la sécurité en milieu de travail et d’autres questions devront faire l’objet de réflexions attentives et novatrices de la part des avocats des employeurs comme de la part des avocats des employés. Nous devrons tous apprendre un nouveau processus.