Statue of Achilles with shield raised high

 

Vouloir aider: le talon d’Achille des avocats

  • 17 mai 2018
  • Mitchell Rose

Au printemps 1989, j’ai abandonné le plan que j’avais depuis longtemps de devenir psychologue clinicien. Au lieu de cela, j’ai prévu de passer le LSAT et de soumettre une demande d’admission en droit lors du semestre suivant, donc durant ma dernière année d’études de premier cycle. Encouragé par un membre de ma famille, j’ai convenu de rencontrer un avocat de Toronto en pratique privée nommé Eric Gossin pour en savoir plus sur la carrière en droit. Nous nous sommes rencontrés dans sa salle de réunion, dont les bibliothèques étaient remplies de volumes juridiques aux titres exotiques, comme Ontario Reports.

Eric a généreusement offert son temps et ses conseils à un jeune qu’il n’avait jamais rencontré. Je ne pouvais pas le savoir, mais après mes études en droit et trois ans d’exercice comme avocat plaidant à mon compte, Eric et son nouvel associé, Ray Stancer, allaient m’inviter à me joindre à leur bureau. Nous sommes maintenant collègues depuis près de deux décennies.

À partir de l’autre côté de l’imposante table de conseil, Eric m’a demandé « Pourquoi veux-tu être avocat ? »

J’ai peiné à trouver une réponse intelligente. Le droit avait été mon « plan B » pendant mes études de premier cycle, mais je n’avais pas beaucoup réfléchi à pourquoi, ni à ce à quoi l’exercice du droit pouvait ressembler ou de ce qu’il me procurerait. J’ai depuis appris que mon manque de motivations claires est chose courante.

J’ai donc dit la première chose qui m’est passée par la tête : « Je veux aider les gens ».

Je le pensais vraiment.

Eric m’a fait un sourire de connivence et a hoché la tête. « Tu sais, a-t-il dit, le grand talon d’Achille des avocats est qu’ils veulent aider les autres. »

Je n’étais pas certain de ce qu’il voulait dire. Voulait-il m’avertir de m’enfuir tant qu’il en était encore temps ? J’ai aussi hoché la tête, j’ai toussé avec nervosité, et j’ai changé le sujet vers ma difficulté d’alors à maîtriser les syllogismes pour le LSAT qui approchait et que j’ai passé quelques semaines plus tard. Si Eric avait tenté de m’avertir, j’étais manifestement brave ou insensé. J’ai rallié les rangs de la Section C d’Osgoode à l’automne 1990.

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En mythologie grecque ancienne, Achille était un héros des guerres troyennes telles que décrites dans l’Iliade. Lorsqu’il était bébé, la mère d’Achille, Thétis, a voulu rendre son fils immortel et invulnérable. Aussi, en tenant son talon, elle a plongé son corps dans le Styx (oui, c’est de là que vient le nom du groupe de musique). Le fleuve, qui formait la frontière entre la Terre et les enfers de Hadès, possédait des propriétés magiques. Toutefois, la mère d’Achille a oublié de plonger son talon dans le fleuve et ainsi, cette partie d’Achille est demeurée mortelle et vulnérable. L’immortelle Thétis ne peut pas être blâmée pour cette négligence, car elle manquait probablement de sommeil. Son mari, le roi mortel Pélée, refusait sans doute de contribuer à sa juste mesure aux soins à prodiguer à l’enfant, et il n’y avait pas de congé de maternité pour les mères immortelles.

Durant la guerre avec Troie, Achille, adulte, était renommé pour sa force et son courage. Son plus grand exploit a été de tuer Hector, prince troyen. Le frère d’Hector s’est cependant vengé en tirant une flèche empoisonnée vers Achille, laquelle a pénétré son talon qui n’avait pas été trempé dans les eaux du Styx.

Notre superhéros guerrier meurt alors, comme un simple mortel. Malgré les apparences, l’humanité d’Achille, prenant forme dans son talon, le rendait vulnérable.

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Accélérons l’image de plusieurs siècles et passons à la vraie vie : vous êtes avocat en pratique privée (attention, je n’ai pas écrit vie normale). Durant une semaine moyenne, les occasions, demandes ou exigences suivantes peuvent croiser votre chemin :

  • Un avocat principal vous demande de « prendre cette requête/cette enquête préalable/ce procès/cet appel à la dernière minute ». On vous dit « C’est une excellente expérience – et amuse-toi ». Vous recevrez peu d’instructions ou de mentorat. Vous décidez d’encaisser et dites « oui ». Vous voulez être fiable et faire preuve d’un bon esprit d’équipe.

 

  • Une personne désespérée, par téléphone ou courriel, vous implore : « Dix autres avocats m’ont déjà dit “non”. J’ai un bon dossier. Le prendriez-vous ? » Votre sixième sens fourmille, mais vous voulez aider les gens. Vous faites déjà beaucoup de travail bénévole et spéculatif, alors pourquoi pas un autre dossier ?

 

  • Votre collègue s’exclame : « Tu as tant à offrir – nous avons vraiment besoin de toi dans notre conseil d’administration (ou de direction) ». Vous êtes flatté et certain que vous pouvez effectivement faire une différence, mais d’une manière ou d’une autre vous oubliez que vous en avez déjà trop sur la planche avec vos autres engagements.

 

  • En réponse aux épreuves de votre client, vous répondez : « Ils ont fait quoi ? C’est scandaleux ! Oubliez l’argent [ou le temps requis, ou le risque], c’est une question d’injustice ! De principe ! Je vais mener ce dossier jusqu’à sa fin. » Et vous le faites.

 

  • Votre parent/sœur/frère/beau-cousin/vieil ami de la famille/nouvel ami/ami d’ami/l’ancien beau-frère de l’ami de votre conjoint ont tous besoin de votre aide urgente avec une question juridique.

 

  • Vous arrivez au palais de justice. Soudainement, un étranger qui n’est pas votre client vous aborde. Il insiste pour que vous écoutiez son histoire et demande votre aide. Vous écoutez patiemment et vous sentez à la fois piégé et utile.

 

  • Vous acceptez de garder un œil ouvert pour un poste de stagiaire pour l’étudiant qui vous a envoyé ce courriel non sollicité qui enfreint probablement la LCAP. Vous passez une heure à envoyer des courriels (en respectant la LCAP) à des collègues, mais ils n’ont pas de pistes à vous donner. Vous voudriez en faire plus – parce que vous savez comment l’étudiant se sent.

 

  • Vous énoncez vos taux à un client potentiel. En réponse, il offre de vous payer bien moins – mais il inclut une promesse vague de vous envoyer plus de travail dans le futur. Et vous trouvez ce nouveau dossier très intéressant… et vous voudriez vraiment l’aider.

 

Vous commencez à vous demander s’il y a un panneau d’affichage ou une annonce Google AdWord qui porte votre photo et les mots « Je veux aider ». Après tout, vous aidez tous ceux qui le demandent – même si votre carence en sommeil est plus élevée que votre prêt hypothécaire, que vous voyez rarement vos amis et votre famille et que vous n’avez pas été au centre sportif depuis votre adhésion, le 2 janvier dernier. Vous vous dites que c’est mieux comme ça. Vous vous y rompriez sûrement le tendon d’Achille.

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Lors du dernier Institut de l’ABO à Toronto, j’ai passé du temps avec Doron Gold, « thérapeute des avocats » et clinicien pour Homewood Health, fournisseur du Programme d’aide aux membres (monpam.com) de la profession juridique en Ontario. Doron est travailleur social et ex-avocat. Je le connais depuis nos études de premier cycle. Alors que je laissais tomber une carrière en santé mentale pour le droit et la médiation, Doron a étudié en droit et est devenu un professionnel de la santé mentale. Si les avocats ont un talon d’Achille, Doron saura pourquoi et quoi faire à ce sujet.

Je n’ai pas été déçu. Selon lui,

Ne pas pouvoir dire « non » révèle une absence de limites professionnelles ou personnelles. Les limites sont ce que nous utilisons pour nous protéger et pour apprendre aux autres comment nous traiter. En l’absence de limites, les gens continueront d’en exiger plus de nous sans égard pour l’impact que cela aura, parce qu’ils présupposent que nous allons bien – et les avocats sont bons pour donner une image qui indique qu’ils vont bien, qu’ils réussissent. Alors tout le monde est persuadé qu’ils peuvent en gérer de plus en plus.

J’étais intrigué. Alors, comme Achille, nous agissons comme des guerriers immortels… tout en demeurant vulnérables. Mais pourquoi ?

Les avocats aiment plaire et sont des gens d’action. Certains ont donc de la difficulté à dire « non » aux gens, de peur de les décevoir, de les laisser tomber ou de ressentir un échec de n’avoir pas accepté et réalisé une tâche.

Appliquant cela aux affaires juridiques, Doron a ajouté:

Pour certains avocats en pratique privée, refuser des clients potentiellement problématiques est difficile, parce que diriger une entreprise est difficile, surtout au début, et qu’ils apprécient toutes les occasions qui se présentent, même celles qui peuvent finir par être dommageables. Certains pensent qu’avoir des limites est égoïste. Or on leur a inculqué dès leur jeune âge à ne pas être égoïstes, mais à servir les besoins d’autrui. Certains tirent même leur estime de soi de la validation des autres. Être utile aux autres leur donne donc de la valeur. Ainsi il est difficile de dire « non » aux gens, car cela nuit à leur estime de soi. Au bout du compte, ceux qui n’ont pas de limites risquent de s’épuiser parce qu’ils sacrifient leur propre bien-être pour répondre aux besoins des autres. Et c’est insoutenable. On s’y épuise.

Pour en revenir à la métaphore du talon d’Achille, je comprends que ce n’est pas un avertissement, mais bien une observation – additionnée d’une prescription : le droit est une profession d’aide. Comme nous ne pouvons pas aider sans limites – du moins pas sans se diminuer ou même se détruire – nous avons besoin de prendre une pause et de réfléchir avant de dire oui à tout le monde et à toutes les causes. Nous devons nous protéger en établissant des limites.

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Retournons aux Grecs de l’Antiquité, cette fois non pas à leur mythologie, mais à leur philosophie. En particulier à une école pratique nommée stoïcisme. Elle a été créée par Xénon, d’Athènes. Le stoïcisme a ensuite été raffiné par les Romains, notamment Sénèque, Épictète et Marc Aurèle, mais leurs mots ont été écrits en grec et ont survécu jusqu’à nos jours. À travers les siècles, d’autres penseurs ont porté le flambeau du stoïcisme. Le stoïcisme a ensuite inspiré la thérapie cognitivo comportementale au 20e siècle. Aujourd’hui, il connaît un regain de popularité. Il en a long à dire sur la condition moderne, y compris sur cette question du talon d’Achille.

Je note que les auteurs de The Daily Stoic: 366 Meditations on Wisdom, Perseverance, and the Art of Living (New York : Portfolio, 2016), Ryan Holiday et Stephen Hanselman, s’inspirant d’une citation de Sénèque, semblent reprendre là où Doron Gold s’était arrêté :

Vous demandez-vous parfois comment vous pourriez récupérer une partie de votre temps, comment vous pourriez vous sentir moins occupé ? Commencez par découvrir la puissance du « non ! » Comme dans « Non, je ne peux tout simplement pas en ce moment. » Certains pourraient s’en trouver blessés. Certains seront déçus. Cela peut être difficile. Mais plus vous direz « non » aux choses qui ne comptent pas, plus vous pourrez dire oui à ce qui compte. Cela vous permettra de vivre votre vie et de profiter de la vie que vous souhaitez vivre.

Dans l’esprit stoïque, je suggère que ce qui compte pour les avocats comprend aider les autres, mais nous devons tracer des limites et défendre jalousement ces limites en disant « non ». Budgétez votre temps de façon réaliste, bien à l’avance, entre le travail rémunéré que vous souhaitez réaliser, le travail moins payant, les dossiers bénévoles et les activités bénévoles supplémentaires… tout en gardant amplement de temps pour vous, vos amis, votre famille et des habitudes saines. Vous avez fixé des limites. Tenez-vous à cette répartition du temps comme vous le feriez pour un budget financier, car le temps est plus précieux que l’argent. On ne peut jamais le récupérer.

Finalement, équipez votre talon d’Achille de robustes bottes militaires, de façon à le protéger des flèches empoisonnées. Votre humanité est précieuse, mais elle a besoin d’être bien chaussée pour le combat à venir.

À propos de l’auteur

Mitchell Rose est médiateur breveté, avocat et conseiller en conciliation chez Stancer, Gossin, Rose LLP à Toronto. On peut le joindre à l’adresse mrose@sgrllp.com. Il aime aider les gens tout en étant chaussé de manière raisonnable.