Woman blindfolded standing at the edge of building

Stage de droit sans reperesè

  • 01 janvier 2015
  • Jeremy Martin

Notes, stages, embauches... et puis quoi encore?

Entre trouver leur premier emploi et compléter leur stage, la plupart des étudiants en droit sont terrassés par une crise d'identité d'une nature semblable à la varicelle : tôt ou tard, il semble que tous l'attrapent. Il s’agit d’un état inconfortable et seule une faible minorité de la population y est immunisée de façon naturelle.

Au cours des dernières années, j'ai eu la chance d'agir comme mentor pour nombre d'étudiants en droit, en ligne et en personne, et chaque mois d'octobre, avec la régularité d'un métronome, je commence à recevoir des courriels de ces étudiants dès qu'ils ont déniché un emploi ou ont commencé leur stage de droit. Le thème de ces courriels ressemble à ceci :

« Maintenant que j'ai trouvé un emploi, je n'arrive plus à me concentrer sur mes travaux scolaires. Cela ne me ressemble pas du tout. »

« J'ai commencé à me laisser aller au travail et je rentre tôt à la maison. Au moment même où j'ai le plus besoin de motivation, je suis devenu une personne complètement différente et paresseuse. Qu'est-ce qui se passe? »

J'ai eu de nombreuses conversations de ce genre, et ces étudiants ont tous un point commun. Ils sont des personnes très motivées et ambitieuses qui connaissent une baisse de régime vers la fin de leurs études en droit, non pas parce qu'elles peuvent se le permettre, mais du fait qu'elles ne peuvent plus mobiliser l'énergie nécessaire pour continuer.

Ces étudiants sentent qu'ils ont perdu leurs repères. Ma réponse à cette situation est toujours la même :

Oui, c'est bien ce qui se passe! 

Essentiellement, la vie de ces étudiants n’a été que direction jusqu'à ce jour : diplômes de l'école primaire puis secondaire, championnats sportifs régionaux puis provinciaux, divers niveaux de natation obtenus, examens de piano et promotions professionnelles. Demandes de bourses d'études, demandes d'admission à l'université, concours pour obtenir un poste de stage. À chaque étape de leur vie, et même avant qu'ils ne décident de poursuivre une carrière en droit, ces étudiants ont grandi dans le cadre d'un système pédagogique et d'un ensemble d'activités parascolaires s'apparentant à une course à obstacles à franchir sur le chemin du succès.

Ces étudiants n'ont jamais eu de doute quant au prochain niveau de compétence en français pour lequel ils peuvent se qualifier, la note qui doit être obtenue afin d’être admis dans la classe de mathématiques avancées, ou le prochain poste dans la hiérarchie des postes au sein du conseil étudiant pour lequel ils peuvent poser leur candidature dans les prochaines élections. Lorsqu'ils décident de faire une demande à la faculté de droit, les étudiants connaissent depuis longtemps déjà le pointage LSAT et la moyenne cumulative qu'ils doivent obtenir. Un candidat peut recevoir des conseils en ligne sur ses chances d'être admis, il peut embaucher un tuteur pour mieux se préparer à l'examen LSAT et a la possibilité de choisir judicieusement les cours lui permettant de répondre aux critères de sélection de son université de prédilection.

Le parcours à la faculté de droit s'inscrit dans la même lignée. Une fois qu'une étudiante devient membre du comité de lecture d'un journal, elle peut aspirer à devenir éditrice en chef. Si elle réussit au procès simulé de la faculté, elle peut chercher à participer à une compétition nationale. Et tant qu'à avoir atteint ce niveau, pourquoi ne pas concourir pour obtenir la meilleure bourse? Ou le poste de stage le plus prestigieux? Ces occasions permettront certainement à l'étudiante de prendre de l'avance.

Et bien sûr, entre tous les projets, il y a les notes. Des notes pour tout.

Puis, un jour, on indique à ces étudiants qu'ils ont réussi. Ils ont obtenu l'emploi qu’ils voulaient, peut-être dans un bureau gouvernemental spécialisé, ou dans un gratte-ciel imposant, au sein d'un organisme de bienfaisance réputé, ou encore dans le cabinet d'un criminaliste reconnu. Après avoir franchi tous les obstacles depuis le moment où ils arrivaient à peine à tenir un crayon, ils ne voient maintenant qu'un ou deux obstacles supplémentaires devant eux.

Le stage de droit. 

Et la réembauche. 

C'est à ce moment que ces étudiants commencent à perdre leur motivation. Une fois qu'ils sont satisfaits que leur emploi est probablement assuré, ils ne savent plus très bien quel est le prochain obstacle important à franchir. Ils ont passé leur vie entière à savoir sur quoi ils pouvaient se concentrer aujourd'hui pour améliorer leurs chances de succès demain.

Mais soudainement, il n'y a plus de panneaux de signalisation ni de repères. Les étudiants commencent à travailler comme avocats et réalisent que le prix décerné au concours de mangeurs de tarte auxquels ils participent consiste simplement à manger davantage de tarte. S'ils travaillent plus et mieux, on leur donnera simplement plus de travail. Même un titre d’associé ou une promotion ne représente pas beaucoup plus qu'une augmentation de salaire et de responsabilités. Et même le développement d'affaires ou la reconnaissance ne mènent qu'à plus de travail.

La prévisibilité rassurante « des meilleures notes scolaires, des activités parascolaires les plus exigeantes, des cabinets les plus réputés » s'évapore, et ces étudiants sont maintenant laissés à eux-mêmes pour tracer leur voie professionnelle dans un marché où les possibilités sont illimitées, plutôt que bien définies, et où les « prochaines étapes » n'existent pas. On les force à évaluer personnellement leur succès plutôt que de se fier à des balises externes les informant où ils se situent sur une courbe en cloche, par exemple.

C'est à ce moment que ces personnes hautement motivées se heurtent à un mur et commencent massivement à se désengager du travail. Au moment de définir leurs propres objectifs, souvent pour la toute première fois dans leur vie, ces jeunes professionnels peuvent être accablés par le manque de structure. Il n'est pas rare que les étudiants viennent me parler de leurs hésitations entre une panoplie de possibilités de carrière complètement différentes.

Ils peuvent, par exemple, chercher à gagner un gros salaire et être convaincus qu'ils travailleront pour toujours dans un cabinet situé sur la rue Bay à Toronto. Mais ensuite, ils vont peut-être envier la liberté et l'influence dont jouissent leurs collègues travaillant en entreprise. Ou le plaisir qu'ont d’autres amis qui s'investissent dans des projets publics. Ou le sentiment d’accomplissement que d’autres récoltent dans le cadre de fonctions à l'aide juridique. Ou l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale dont profitent leurs collègues travaillant dans un plus petit cabinet. Le « succès » devient de plus en plus un concept non quantifiable. Il n’est plus possible pour eux de dire qui réussit le mieux lorsqu’il n’y a plus de système qui prétend faire cette évaluation.

Le mieux que je puisse faire est de dire à ces étudiants qu'ils n'ont rien à se reprocher. Cela arrive à des dizaines, voire des centaines d'étudiants chaque année. Ils ne sont pas seuls. Et c'est difficile. La vie est embrouillée. Il est difficile d'accepter que l'on doive générer sa propre définition du succès, et définir ses propres objectifs afin de l'atteindre. Il peut être terrifiant de se demander si tout le travail accompli jusqu'à ce jour dans la vie nous a véritablement rendu une personne plus heureuse, et si nous devons continuer sur la même voie.

Cette auto-analyse assène un coup sérieux à la confiance en soi de l'étudiant. Et qu'arrive-t-il si ce qu'il veut vraiment est quelque chose que ses collègues ne jugeront pas comme une « réussite »? Et que se passe-t-il si, pour la première fois dans sa vie, il décide de faire autre chose que de travailler le plus qu'il le peut? Est-ce que cela ne trahit justement pas tous les sacrifices faits jusqu'à ce point? Imaginez toutes les personnes que cela pourrait décevoir!

Plus les étudiants se rapprochent de leur admission au Barreau, mieux ils distinguent la réalité de la carrière qu'ils ont idéalisée depuis si longtemps. Au moment où ils atteignent ce qu'ils croyaient être le plus haut sommet d'une carrière d'avocat, ils sont peut-être des associés qui ont un bureau luxueux, sont riches comme Crésus, sont craints et respectés au sein de leur cabinet et dans leur pratique spécialisée comptant quelque 80 autres experts et, de temps à autre, ils influencent l'instauration d'une politique sociale d'importance ou une entente commerciale d'envergure. Ou peut-être deviennent-ils des juges frustrés et débordés de travail, faisant une différence à chaque jour, mais travaillant plus longuement qu'ils le faisaient dans leur ancien cabinet, mais cette fois pour le tiers du salaire. Et dans tous les cas, ils ne deviendront jamais célèbres. C'est là la « réussite » la plus objective qu'ils peuvent espérer atteindre.

Pour certaines personnes, cela semble être un succès fantastique! Cependant, pour plusieurs autres, il s’agit d’une révélation dévastatrice qu’ils réalisent progressivement – et mieux ils la comprennent, plus il leur est difficile de rester motivés et enthousiastes. Il est impossible de garder une bonne confiance en soi si on ne fait pas un bon travail. Il est impossible de faire du bon travail sans motivation. Et il est impossible d'être motivé si on est incertain de ce qu'on tente d'accomplir.

Le meilleur conseil que je puisse donner est celui-ci: un manque de motivation à la fin des études de droit n'est pas une entrée subite au royaume de la paresse. Vous arrêtez de travailler, car il n'est plus clair quels sont les devoirs que vous pouvez faire pour vous aider à atteindre vos objectifs et vos objectifs eux-mêmes deviennent embrouillés de minute en minute. Il est presque certain que vos ambitions à la fin de vos études en droit ne ressemblent aucunement à celles que vous aviez au début. Pourquoi pensez-vous donc que vos nouveaux objectifs professionnels sont plus justes que vos anciens?

Il n'y a aucun conseil d'étude pour ces semestres difficiles, aucune technique de motivation qui remettra vos moteurs à réaction en marche comme auparavant.

Vous devez plutôt passer par l'étape pénible de vous demander ce que vous voulez vraiment faire chaque jour pendant le reste de votre vie, et comment vous voulez vous sentir en le faisant. Et une fois que vous vous êtes posé cette question, ce n'est plus une question de motivation. La motivation suivra. C'est plutôt une question de courage.


Jeremy MartinA propes de l'auteur

Jeremy Martin est un assocé avec le cabinet d'advocats Cassels Brock et Blackwell.

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