Michael Bryant

Michael Bryant : le directeur exécutif de l’ACLC nous parle de poursuivre le gouvernement

  • 29 novembre 2018
  • Entrevue par Saba Ahmad

L’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) a récemment déposé une requête en révision judiciaire[1] pour contester la décision de la province d’abandonner les modifications apportées en 2015 au curriculum ontarien en matière de santé et d’éducation physique. Parmi les changements, l’Ontario ne parle plus aux élèves de la première à la huitième année des enjeux LGBTQ, et a retiré du curriculum son matériel sur le cyberharcèlement, la cyberintimidation et le consentement. L’ACLC allègue que cette décision viole les droits des élèves à la sécurité de la personne en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») et qu’elle enfreint le paragraphe 15(1) en créant une discrimination fondée sur le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité de genre et le statut familial. Nous avons discuté avec Michael Bryant, directeur exécutif de l’ACLC et anciennement procureur général de l’Ontario, de la poursuite de l’ACLC et de son rôle personnel dans cette contestation d’une décision de la province qu’il a déjà représentée. 

Quel est le problème avec la décision du gouvernement de retourner à l’ancien curriculum de 1998 ?

La mise à jour du curriculum d’éducation sexuelle était le résultat d’une politique gouvernementale. Des années de travail, de consultations et d’expertise ont mené au résultat de 2015. Des dissidents démocratiques ont convaincu le gouvernement du jour que leur perspective devait surpasser la politique de 2015. Ce n’est pas comme si le gouvernement avait fait la preuve qu’une éducation uniquement hétérosexuelle était dans l’intérêt public – ce qui n’est même pas possible. Le gouvernement n’a fait aucun travail avant d’apporter son changement. Sans preuve ni étude pour la justifier, la décision sent l’homophobie. Elle est aussi antidémocratique, car la majorité des Ontariens appuient la loi de 2015.

N’est-ce pas le mandat du premier ministre Doug Ford de mettre le curriculum au rencart ? Et si oui, ne devrait-il pas avoir le pouvoir de le faire ?

Il n’a peut-être pas exprimé cette idée explicitement pendant la campagne électorale, mais il était clair que quelque chose s’en venait. C’est ainsi que nous avons pu déposer nos documents dans les 48 heures qui ont suivi la publication de la directive. 

Qu’il l’ait promis ou non aux électeurs, ce sur quoi il a fait campagne va à l’encontre de la Charte et la manière dont il l’a fait ne respecte pas le droit administratif.

Comment réagissez-vous à la menace du premier ministre Doug Ford d’invoquer la « disposition de dérogation » de l’article 33 de la Charte pour outrepasser les droits qui peuvent être affectés par la nouvelle loi ?

C’est évidemment un risque réel, mais dans la contestation relative à la Ville de Toronto, le gouvernement a payé un prix pour son premier flirt avec l’article 33. Pendant presque trois semaines, le gouvernement n’a pas rempli son mandat. 

De quelle manière ? Pouvez-vous en dire plus à ce sujet ?

Les députés ont siégé à un moment où ils ne s’attendaient pas à le faire. Ils ont dû mettre tout leur temps et toute leur énergie dans cette loi unique pour infirmer cette décision unique du juge Belobaba. Pendant trois semaines, le gouvernement n’a pas fait avancer d’un centimètre un autre projet de loi ou une autre initiative. Par expérience, je sais que ça arrive. Mais on ne veut pas que ça arrive quelques fois par année. Le premier ministre devra choisir quand cela se produit. 

Aussi, maintenant que le premier ministre Ford a menacé de se servir de l’article 33, le pouvoir judiciaire est au courant, et les demandeurs comme l’ACLC peuvent personnaliser leurs arguments pour anticiper ce risque. 

L’ACLC a-t-elle adapté ses arguments pour tenir compte du risque que l’article 33 soit invoqué dans ce cas-ci ?

Pas encore. Mais d’ici le dépôt de la preuve du gouvernement et des mémoires, nous aurons peaufiné le détail de nos arguments. 

Nous ne sommes pas seuls. Chaque demandeur et plaignant qui dépose une contestation constitutionnelle tiendra compte de ce risque. La doctrine concernant les critères pour l’article 33 est très mince, et si on l’utilise plus souvent, je crois qu’on peut s’attendre à des arguments innovateurs. 

Durant votre mandat comme procureur général, si le premier ministre avait voulu invoquer l’article 33, qu’auriez-vous dit ?

Si c’était dans le cas particulier de la taille du conseil de Toronto ? J’aurais dit « Vous banalisez l’article 33 – ne l’utilisez pas pour ça. Vous n’allez pas avoir gain de cause sur cette élection municipale. Vous ne réussirez pas à temps. Ne l’utilisez pas pour ça parce que, politiquement, il vous sera impossible de l’utiliser encore et encore à l’avenir. Et ensuite vous allez passer quatre ans à adopter des lois par rapport à l’article 33, et pas grand-chose d’autre. » 

Ces conseils hypothétiques ont l’air de conseils politiques. Et sur le plan légal, en tant que gardien de l’intérêt public ? 

Juridiquement, je m’attends à ce que le gouvernement continue de dire qu’il peut invoquer l’article 33 – c’est la position canonique sur cet article – qu’il n’y a aucune limite à son sujet, selon l’état actuel de la jurisprudence. Mais les limites sont nécessaires et les litiges à venir les exploreront. 

Qu’avez-vous pensé de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario au sujet de l’élection municipale – l’appel de la décision du juge Belobaba ? Pensez-vous que la Cour cherchait à prévenir l’invocation de l’article 33 ? Les juges ont dit clairement que ce n’était pas ce qu’ils faisaient.  

Je crois qu’ils ont vraiment réussi à conjurer une crise constitutionnelle. C’est le cas. Je suis réticent à en dire plus sur cette décision pour le moment. 

L’ACLC a demandé une injonction, je crois. Puis il y a eu un ajournement. Que s’est-il passé ?

Nous nous sommes mis d’accord avec le procureur général pour qu’aucune injonction ne soit nécessaire. Les parties se sont entendues pour procéder à la demande complète le 24 septembre. Nous allions procéder devant un panel de trois juges de la Cour divisionnaire. Nous nous préparions pour ça. Puis la Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario est arrivée et le tribunal a décidé d’entendre sa demande avec la nôtre. La Fédération a demandé l’ajournement, auquel nous nous sommes opposés. 

Vous étiez prêts le 24 septembre ?

Non seulement nous étions prêts, mais nous aurions peut-être déjà un résultat. Nous avions un échéancier pour les documents et les contre-interrogatoires, mais avant que nous le mettions en œuvre, il y a eu ajournement. La demande a été reportée à novembre. Et ensuite la Fédération a demandé un autre ajournement et la cause sera entendue en janvier.

Vous serez présent lors des contre-interrogatoires ?

J’assisterai à certains d’entre eux. La Fédération a plus d’une douzaine de déposants. Elle met l’accent sur l’impact de l’abrogation sur les enseignants. Nous mettons l’accent sur l’impact pour les élèves et leurs familles. Lorsque la preuve de la Fédération ne concernera que les enseignants, nous ne participerons pas. Ce n’est pas là que reposent nos intérêts. Nous confinerons notre participation aux enjeux qui sont pertinents pour nos codemandeurs, pour les élèves et leurs familles. 

À quel point êtes-vous impliqué personnellement dans un dossier – dans celui-ci, par exemple ? Mordez-vous à pleines dents, comme quand vous étiez plaideur ? 

Mon rôle est de dire « poursuivons ». C’est la grande décision. Quels seront nos arguments ? Évidemment, pour ce dossier, on parle des articles 7 et 15. Cara Zwibel est une excellente avocate, et c’est ce qu’elle fait au sein de l’ACLC, elle est responsable des libertés fondamentales. Elle a exercé le droit chez Borden Ladner Gervais et a été stagiaire auprès d’Ian Binnie. Notre avocat externe, Stuart Svonkin, a déjà gagné cinq causes pour nous. J’ai tendance à laisser le litige aux plaideurs et à limiter ma participation à un rôle de supervision. 

N’y a-t-il pas eu une certaine controverse quand vous avez joint les rangs de l’ACLC ? Les gens étaient-ils déçus parce que vous n’aviez pas des antécédents de militantisme ?

Non, la controverse ne portait pas sur ça. Et les six dernières années se qualifient certainement d’antécédents militants. J’étais avocat de garde – avocat d’aide juridique en droit criminel pour les personnes démunies – dans les tribunaux de cautionnement et de santé mentale à Brampton. Mais même ma carrière législative… être député provincial, c’est comme être militant à temps plein. La « controverse » était confinée aux réseaux sociaux – poussée par des opposants, comme en a tout ex-politicien. Le conseil de l’ACLC n’a pas été choqué; ses membres s’attendaient à ce que ma nomination ne plaise pas à tous. 

Quelles sont les similarités entre votre rôle de procureur général et votre travail comme directeur exécutif de l’ACLC ?

Ce n’est vraiment pas similaire, en ce sens que lorsque j’étais procureur général, je devais me tenir à bonne distance des litiges. Je limitais ma participation à l’expression de l’intérêt public. Je devais essayer d’éviter de jouer à l’avocat. Et les avocats qui menaient ces dossiers avaient plus d’expérience que moi. J’étais conscient de ne pas être, par exemple, Ian Scott. Mais je participais autant que possible, en vérifiant auprès de mes adjoints pour m’assurer que ma participation était appropriée.  

À l’ACLC, je suis davantage impliqué dans les litiges, mais je passe aussi plus de temps à lever des fonds et à aider avec les communications. J’appuie également le travail de la fiducie pour l’avancement de l’éducation, qui s’occupe de faire connaître aux jeunes leurs droits. 

Comment votre ancien rôle de procureur général vous aide-t-il à prévenir l’échec de la demande de l’ACLC ? Quelles perspectives particulières ont contribué à déterminer la stratégie à adopter pour cette cause ?

J’ai de l’expérience avec la façon dont cela fonctionne, l’interaction entre le premier ministre, les ministres, le personnel, les fonctionnaires et tous ces casse-pieds d’avocats basés dans l’immeuble McMurtry Scott. Le ministère du procureur général (MPG) a des gens dans tous les ministères du gouvernement – des agents du procureur dans chaque ministère. McMurtry et Scott ont mis cela en œuvre pour s’assurer que tout ce que fait le gouvernement, dès le départ, soit examiné dans une optique constitutionnelle. Alors quand un règlement ou une loi ou une politique entre en vigueur, il a déjà tout subi; la politique a traversé une analyse constitutionnelle rigoureuse. Il en résulte que les politiques qui sont produites sont à faible risque, qu’on ne peut pas facilement les contester en cour. Pour chaque mise en œuvre législative, le gouvernement cumule les efforts pour s’assurer que sa politique est constitutionnelle et respecte les droits des Ontariens. Et là où les droits sont bafoués, le gouvernement crée un registre pour démontrer pourquoi cela peut être justifiable. Quand le judiciaire s’implique et dit « non, gouvernement, vous ne pouvez pas faire ça », c’est qu’il n’y a pas de dossier ou que le dossier est insuffisant. Et c’est exactement de ça qu’aura l’air la documentation pour cette question d’éducation sexuelle. 

Selon mon expérience en tant que procureur général, je peux imaginer le personnel du MPG faisant des pieds et des mains pour produire un registre qui démontre que la politique est en harmonie avec le droit administratif et constitutionnel. Et vu le court délai, je m’attends à ce que le dossier résultant soit bâclé. En plus de cela, sachant qu’il s’agit d’un nouveau gouvernement, le MPG pourrait (du moins initialement) avoir été exclu du processus décisionnel du gouvernement. Je crois que le gouvernement est présentement vulnérable sur ce point. Il n’a pas eu le temps de procéder à l’analyse constitutionnelle rigoureuse qui aurait été requise ici. Avec le temps, le gouvernement verra probablement la valeur qu’ajoute le MPG. Mais il ne me semble pas que le procureur général a été consulté sur cette question avant qu’on la mette en œuvre.

Je vous souhaite, ainsi qu’à l’ACLC, la meilleure des chances. Nous avons hâte de lire la décision.

 

À propos de l’auteure

Saba Ahmad est avocate plaideuse en droit civil à Toronto, principalement quant à des questions commerciales et administratives. Saba est autorisée à exercer sa profession dans la province de l’Ontario et l’État de New York.

 

[1] Avec ma codemandeuse, Becky McFarlane, en sa capacité personnelle et en tant que tutrice à l’instance de son enfant qui s’identifie comme queer et curieux, à la Cour divisionnaire de Toronto, dossier judiciaire no  526/18.