Man being scanned at an airport

Turbulence à la frontière

  • 18 août 2017
  • Molly M. Reynolds et Emma Loignon-Giroux

En 2015, Alain Philippon est allé en voyage en République dominicaine. À son retour au Canada, les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) lui ont demandé de leur remettre son BlackBerry pour un examen. M. Philippon a remis son appareil, mais a refusé de fournir son mot de passe. Il a donc été arrêté et accusé d’entrave au travail des agents frontaliers. M. Philippon a fini par plaider coupable en 2016 et a dû payer une amende de 500 $. Son BlackBerry a passé plus d’un an en possession de l’ASFC en attendant la résolution des accusations[1].

Certains disent que nos téléphones intelligents sont maintenant nos royaumes. Si c’est le cas, les avocats qui transportent des renseignements privilégiés sur leurs appareils doivent en faire une forteresse. Comme avocats, nous devons respecter les lois nationales et étrangères, nos obligations déontologiques et les intérêts de nos clients lorsque nous traversons les frontières. Pour ce faire, nous devons prendre des mesures à l’avance afin de réduire la quantité de renseignements confidentiels que nous transportons outre frontières, préparer nos réponses aux questions routinières comme inhabituelles des agents frontaliers, et comprendre les conséquences potentielles de protéger les droits de nos clients. Le présent article offre quelques suggestions pour les avocats qui traversent les frontières internationales.

Obligations relatives à la vie privée des clients

Les avocats de toutes les provinces et de tous les territoires sont soumis à des obligations strictes en matière de confidentialité.  En Ontario, la règle 3.3-1 du Code de déontologie énonce l’un des devoirs les plus sacro-saints de notre profession :

L’avocat est tenu de garder le plus grand secret sur ce qu’il apprend des affaires et des activités de son client au cours de leurs rapports professionnels et ne doit divulguer aucun de ces renseignements à moins que :

  • le client l’ait expressément ou implicitement autorisé;
  • la loi ou un tribunal compétent l’exige;
  • l’avocat soit tenu de donner les renseignements au Barreau;
  • les règles 3.3-2 à 3.3-6 le permettent[2].

Cette règle est même plus large que le droit protégé par la Constitution du secret professionnel qui lie un avocat à son client. La règle 3.3-1 clarifie également que même lorsque la divulgation des renseignements confidentiels du client est requise par la loi, l’avocat ne peut divulguer plus d’information que requis pour respecter la loi. Par conséquent, même lorsque la Loi sur les douanes ou une autre loi nationale ou étrangère autorise un agent frontalier à demander, saisir ou inspecter les fichiers ou les appareils d’un voyageur, un avocat doit tout de même faire preuve de vigilance pour protéger les renseignements confidentiels de la divulgation.

Que faire et quoi éviter pour traverser la frontière

Pour gérer la turbulence à la frontière, voici quelques conseils :

DÉTERMINEZ si votre voyage d’affaires peut nécessiter un visa

Lorsqu’ils voyagent aux États-Unis, les visiteurs canadiens ont le droit de réaliser des activités commerciales au nom de leur firme canadienne, pour autant :

  • qu’ils ne réalisent aucune activité qui constituerait un emploi local aux États-Unis;
  • que l’activité commerciale est directement reliée au travail au Canada;
  • qu’aucune rémunération ne soit fournir par une source américaine.

Soyez prêts à expliquer (et à prouver) l’objet de votre visite et son lien à votre pratique canadienne, sans divulguer de renseignements non requis sur vos clients.

NE VOUS FIEZ PAS à votre appareil pour répondre à des questions sur votre voyage

« Affaires ou plaisir ? » Si vous devez accéder à un courriel ou à une invitation sur le calendrier de votre téléphone intelligent ou de votre tablette pour étayer votre réponse à cette question, vous pourriez mettre à risque les renseignements de vos clients et vos appreils. Gardez vos appareils verrouillés et hors de vue lorsque vous répondez aux questions des douaniers. Ayez plutôt une réserve de cartes professionnelles et un itinéraire imprimé à portée de main pour prouver où vous allez et la durée de votre séjour. Si vous adressez les agents frontaliers vers un profil professionnel pour prouver votre statut d’avocat, n’offrez pas de l’ouvrir pour eux sur votre téléphone.

Besoin d’une autre raison d’opter pour le papier ? Le téléphone d’Alain Philippon a été détenu par l’ASFC pour plus d’un an.

SACHEZ quels renseignements votre client est à l’aise de partager

Avant de partir, discutez avec votre client de ce qu'il ou elle est prêt à vous laisser divulguer exactement si on vous presse de le faire à la frontière. Pouvez-vous donner le nom du client que vous visitez ou au nom duquel vous voyagez ? Pouvez-vous expliquer pourquoi la cause ou les affaires du client nécessitent que vous voyagiez à l’étranger ? Lorsqu’une transaction ou même l’identité du client est particulièrement sensible, cette discussion pourrait mener à d’autres solutions, comme des vidéoconférences ou l’utilisation d’avocats locaux à des fins limitées.

NE VOYAGEZ PAS avec trop de renseignements

Que ce soit dans votre mallette ou dans votre appareil, il vaut mieux transporter le moins de renseignements possible. Les agents de l’ASFC peuvent copier les documents dans vos bagages ou les renseignements qui se trouvent sur le disque dur de votre appareil, et peuvent, ce faisant, ne pas tenir compte de vos affirmations quant au privilège et à la confidentialité.

Voyager avec des appareils « propres » permet de mieux protéger les renseignements confidentiels de vos clients et de votre bureau. Videz votre portable, votre téléphone et votre tablette avant de voyager. N’apportez pas de dossiers de clients sur un appareil de stockage portatif comme une clé USB. Servez-vous de connexions à distance pour accéder à vos dossiers de travail une fois à destination, ou effacez les applications de stockage en infonuagique et réinstallez-les lorsqu’il est sécuritaire de le faire.

AFFIRMEZ votre privilège, mais N’ENVENIMEZ PAS la situation

Si on vous demande de fournir les mots de passe pour des appareils qui renferment des renseignements protégés, vous pouvez résister avec politesse. Expliquez que vous êtes avocat, que votre appareil contient des renseignements appartenant à votre client et qu’en fournir l’accès constituerait une infraction à vos obligations professionnelles. Vous pouvez demander de parler à un avocat, mais tous les ports d’entrée ne garantissent pas ce droit. Considérez la possibilité d’avoir avec vous les coordonnées d’un avocat d’immigration de vos villes de départ et d’arrivée, que vous pourriez contacter en cas de détention.

Si les agents des services frontaliers insistent pour accéder à votre appareil et obtenir votre mot de passe, vous pouvez demander de retirer votre demande d’entrer au pays et de retourner à la maison. Dans certains pays, comme en vertu d'une loi proposée au Canada, les agents frontaliers pourraient tout de même avoir le droit de vous questionner une fois votre demande d’entrée retirée[3]. Soyez clair au sujet de vos objections et de vos demandes, sans être belligérant.

Certains de ces conseils peuvent être chronophages, peu pratiques ou intimidants. Lorsque des renseignements protégés sont à risque, cependant, les conséquences d’une divulgation non nécessaire peuvent être sérieuses pour l’avocat et son client. Si le fardeau associé à la minimisation des risques semble trop lourd, considérez les solutions de rechange. Devez-vous être là en personne ? Vos documents peuvent-ils être téléchargés ou imprimés après votre arrivée ? Surtout, ne vous dirigez pas vers l’aéroport avec une ignorance béate, vous imaginant que la situation ne vous arrivera pas.

Vous voulez en savoir plus ?

Pour plus de conseils sur les voyages transfrontaliers et l’exécution de la réglementation, ne manquez pas le programme d’une demi-journée de l’ABO intitulé « Privacy Across Borders » le 11 octobre 2017. Présenté en collaboration par les sections Technologie de l’information et commerce électronique et Droit de la protection de la vie privée, cette séance couvrira les transactions internationales, les transferts d’information et l’application des lois pour les avocats canadiens, avec un accent sur les régimes juridiques des États-Unis et de l’Europe, ainsi que d’autres conseils pour protéger les renseignements des clients au moment de passer la frontière.

Les inscriptions pour ce programme auront lieu bientôt et s’envoleront rapidement. Vous recevrez bientôt un courriel de l’ABO ou verrez un gazouillis qui vous fournira les détails pour l’inscription. Réservez le 11 octobre dans votre agenda.

De plus, le Comité permanent de l'accès à l'information, de la protection des renseignements personnels et de l'éthique de la Chambre des Communes réalise une étude sur la confidentialité dont jouissent les Canadiens dans les aéroports et lorsqu’ils voyagent aux États-Unis. Le Comité a déjà demandé les commentaires des défenseurs canadiens et américains des libertés civiles.[4] Les membres de l’ABO qui souhaitent faire des commentaires à ce sujet peuvent communiquer avec les présidents des sections Droit de l’immigration et Droit de la protection de la vie privée de l’ABC pour plus de renseignements.

 

À propos des auteurs

Molly M. Reynolds est associée principale en droit de la vie privée et de la cybersécurité chez Torys LLP. Emma Loignon-Giroux est étudiante et travaille pour l’été chez Torys LLP.


[3] Si le projet de loi C-23 est adopté, un agent américain de précontrôle situé au Canada aura le droit d’interroger une personne qui souhaite se soustraire au précontrôle (parag. 31(2)). Ces questions pourraient porter sur l’identité de la personne et ses raisons de se retirer du processus. Voir http://www.cbc.ca/news/politics/pre-clearance-border-canada-us-1.3976123.

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