Financement des litiges commerciaux par des tiers – la nouvelle pratique en Ontario?

  • 17 août 2016
  • Khalid Karim and Scott R. Venton

L’investissement dans des litiges par des tiers constituait, jusqu’à tout récemment, un sujet tabou en Ontario. Le financement de litige commercial par des tiers est une pratique qui a déjà cours aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni et qui est sur le point d’émerger en Ontario. Dans le présent article, nous examinerons brièvement l’essor de cette nouvelle solution à la question du financement de grands procès en Ontario.

Description

Le financement par des tiers est un arrangement aux termes duquel un ou plusieurs financeurs commerciaux conviennent de financer les coûts de procédure judiciaire ou arbitrale d’un demandeur, à titre d’investissement. En règle générale, l’investisseur réalisera un rendement sur son investissement si le demandeur obtient gain de cause; il touchera, en fait, une part du produit du litige. Ce type d’arrangement s’avère d’autant plus nécessaire, comme les frais relatifs aux litiges ne font qu’augmenter. Aux États-Unis, des entreprises ont fait observer qu’entre 2000 et 2008, les frais des litiges ont augmenté en moyenne de 9 % par année[1].

Raisons pour lesquelles ce sujet était tabou

La stigmatisation tire son origine des doctrines de la champartie et du soutien abusif à une action en justice, qui trouvent leur source dans la loi et dans la common law et qui, historiquement, interdisent le financement des litiges par des tiers. Le délit de « soutien abusif à une action en justice » vise quiconque qui assure abusivement la défense d’autrui. Le souteneur abusif n’a aucun intérêt dans le résultat, et il prête son assistance à l’un ou l’autre des plaideurs sans justification ou excuse. Le but de l’interdiction est d’empêcher l’intervention de tiers pour un motif illégitime, que l’on décrit souvent comme une immixtion injustifiée ou trop empressée. L’auteur d’une champartie (forme flagrante de soutien abusif à une action en justice) partage, à la différence du souteneur abusif, les profits du litige.

Les tribunaux ontariens ont peu à peu assoupli la restriction relative au financement par des tiers. Ce sont les actions pour lésions corporelles, dans le cadre desquelles les tribunaux ont commencé à accorder le recouvrement des sommes engagées pour le financement de débours, qui ont ouvert la voie à ce type de financement. Cette pratique a pour ainsi dire permis aux avocats de consacrer plus de temps à la conclusion d’ententes sur des honoraires conditionnels et a pris une ampleur considérable dans les actions collectives, contexte où les ententes conclues avec des tiers sont permises pourvu qu’elles soient communiquées à la Cour et qu’elles aient reçu l’approbation de cette dernière.

À ce jour, les tribunaux n’approuvent pas automatiquement les ententes conclues avec des tiers. Par ailleurs, les tribunaux ne les approuvent si :

(i) elles compromettent la relation avocat-client;
(ii) elles compromettent le devoir de loyauté de l’avocat et le devoir de confidentialité de ce dernier envers le client;
(iii) elles pourraient compromettre le jugement professionnel de l’avocat dans la conduite du litige.

Décision Valeant

La décision ontarienne Schenk c. Valeant Pharmaceuticals International Inc.[2] est considérée comme le précédent qui ouvre la voie au financement par des tiers en matière de litige commercial. Sur une motion en vue de l’approbation d’un accord de financement de litige, le demandeur a poursuivi Valeant Pharmaceuticals pour violation de contrat; sa réclamation se chiffrait à 40 millions de dollars. L’accord de financement de litige était conditionnel à l’approbation de la Cour, compte tenu de la taille et du nombre de documents produits. Lors de l’examen de l’accord de financement de litige, le juge McEwen a indiqué que ce type d’accord était habituellement traité dans le contexte des actions collectives, et il a écrit [TRADUCTION] « […] je ne vois pas pourquoi ce type de financement serait inapproprié dans le domaine du litige commercial ». Le juge McEwen a également indiqué que le tiers financeur était soumis à un code de conduite (le « code ») en tant que membre de l’Association of Litigation Funders of England and Wales (l’« Association »).

Le Royaume-Uni a été l’un des premiers territoires à approuver les accords de financement de litige et, ce faisant, a créé l’Association dont le mandat consiste à régulariser le financement des litiges. Le code de l’Association aborde un grand nombre de questions qui se posent en common law. Par exemple, les financeurs ne peuvent pas mettre fin de façon arbitraire au financement ni prendre le contrôle des procédures. Le Canada n’a pas encore mis en application une telle règlementation, laissant ainsi le soin aux tribunaux d’exercer leur pouvoir discrétionnaire. De plus, bien que l’affaire Schenk ait fourni des indications utiles relativement aux accords de financement des litiges commerciaux par des tiers, elle n’énonce aucun cadre pour régir la conduite des financeurs. À ce titre, les financeurs potentiels peuvent et devraient s’inspirer à la fois de l’affaire Schenk et du code pour l’élaboration de leurs accords de financement de litige.

Avantages du financement des litiges par des tiers

Le financement de litiges représente un nouvel outil dans le domaine du litige commercial, tout en offrant aux demandeurs un meilleur accès à la justice. Cet outil offre aussi aux avocats la possibilité de se charger des affaires de leurs clients qui, autrement, auraient renoncé à agir en justice faute de moyens financiers. Dans une perspective d’affaires, les cabinets qui concluent actuellement des ententes sur des honoraires conditionnels peuvent aussi diversifier leur profil de risque en le partageant avec un cabinet spécialisé dans le financement des litiges qui a un plus grand nombre de cas. Cet outil offre aussi aux personnes et aux entreprises l’option de se prémunir contre le risque de perte dans un cas particulier, pourvu que l’accord de financement soit strictement fondé sur la réussite.

Facteurs à considérer relativement à l’accord de financement de litige

En l’état, il y a quelques règles qui régissent les accords de financement des litiges commerciaux. Une grande partie de la pratique entourant les accords de financement de litige est empruntée aux actions collectives, contexte où l’accord doit être approuvé par la Cour. Voici maintenant des facteurs à considérer (ou à ne pas considérer) pour la préparation de vos accords de financement de litige :

  • Le tiers financeur ne peut pas recevoir plus de 50 % du produit du litige. L’affaire Schenk a adopté ce plafond, qui est fixé à 50 % par la législation ontarienne relative aux ententes sur les honoraires conditionnels. Le juge McEwen a estimé qu’un accord de financement de litige qui prévoit que la tierce partie pourrait recevoir la majorité du produit n’assure pas l’accès à la justice.
  • Les tribunaux approuveront le maintien de l’accord de financement de litige dans les cas où des limites raisonnables y sont prévues pour encadrer la capacité d’influence du financeur de mettre fin à l’accord. Les tribunaux ont refusé d’approuver des accords de financement de litige si les financeurs conservent la capacité d’y mettre fin sans motif. Dans l’affaire Schenk, il était possible de mettre fin à l’accord seulement si la demande devenait raisonnablement sans fondement.
  • Il se pourrait que les accords de financement de litige doivent être communiqués aux parties adverses; en conséquence, les conditions et le contenu de l’accord ne doivent révéler aucune information confidentielle.
  • Si l’accord de financement de litige est un [TRADUCTION] « prêt pour un litige », les conditions du prêt, plus particulièrement les intérêts chargés, doivent être raisonnables. Dans l’affaire Guiliani c. Region of Halton (2011)[3], une action pour lésions corporelles, le juge Murray a refusé d’accorder une indemnisation au demandeur qui a obtenu gain de cause pour les intérêts chargés sur un prêt octroyé par une société de financement au motif que le montant de ceux-ci correspondait environ aux deux tiers du montant du prêt. La Cour a conclu qu’il s’agissait de taux d’intérêt « usuraires »[4].

Nouvelle pratique en Ontario

Le secteur du financement de litige par des tiers est encore à l’état embryonnaire en Ontario; à ce titre, il importe qu’un demandeur conclue un partenariat avec un financeur expérimenté. Comme c’est le cas pour les autres investissements, les financements de litige devraient être pris en charge par des firmes bien capitalisées et établies ayant fait leurs preuves. Le nouveau marché, l’absence de concurrence et l’expérience déjà acquise dans des marchés étrangers attirent beaucoup de nouvelles firmes spécialisées dans le financement en Ontario. Par exemple, Gerchen Keller Capital LLC, le chef de file mondial dans le domaine du financement de litiges, a récemment souligné que Toronto présente un fort potentiel de croissance dans ce secteur. Des entreprises et des fonds de la région se lancent également dans ce secteur. Balmoral Wood Litigation Finance, un fonds d’investissement constitué en Ontario, lance actuellement une nouvelle stratégie d’investissement axée sur le financement de litiges commerciaux. Quant au plafond des coûts totaux, Gerchen Keller Capital tend à considérer des causes d’une valeur minimum de 500 000 $, tandis que Balmoral Wood considère des causes d’une valeur minimum de 200 000 $.

Le financement des litiges par des tiers peut maintenant servir d’outil pour faciliter l’accès à la justice et ainsi permettre aux avocats de porter devant les tribunaux des causes qui autrement n’auraient pas franchi les portes d’une salle d’audience. Il est possible d’en apprendre davantage sur le sujet, en visionnant la vidéo du séminaire de perfectionnement professionnel de l’Association du Barreau de l’Ontario sur l’incidence de l’affaire Schenk[5] et en lisant des articles dans les médias traditionnels, dont l’article du National Post sur l’incidence de la décision[6]. À l’heure actuelle, le financement des litiges par des tiers prend son envol en Ontario.

A propos de l'autors

Scott Venton et Karim Khaled, Fogler Rubinoff LLP, Toronto.


[1]U.S. Chamber Institute for Legal Reform. Litigation Cost Survey of Major Companies (présentation faite à la Conférence sur les litiges commerciaux de 2010 à la faculté de droit de l’Université Duke tenue les 10 et 11 mai 2010), à la page 2 [non publiée].

[3] Giuliani c. Region of Halton, 2011 ONSC 5119.

[6]  Drew Hasslebeck. « In Valeant case, Ontario judge opens the door for third-party funders to invest in lawsuits », National Post. Sur Internet : <http://www.nationalpost.com/valeant+case+ontario+judge+opens+door+third+party+funders+invest+lawsuits/11524108/story.html>.

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