L’importance des juristes francophones ou bilingues en Ontario

  • 18 avril 2016
  • Francois Boileau

Le dossier de l’accès à la justice en français est une priorité du Commissariat aux services en français depuis sa création, en 2007. Certains seraient peut-être tentés de croire que c’est parce que je suis moi-même avocat. Bien sûr, à ce titre, je m’intéresse à la chose judiciaire dans tous ses aspects. Mais surtout, en tant que commissaire, je veille à ce que les citoyens francophones de l’Ontario obtiennent les services en français auxquels ils ont droit, notamment dans le secteur de la justice. C’est mon mandat, après tout. « Secteur de la justice », c’est vaste, j’en conviens. Mais puisque depuis de nombreuses années j’ai fait de la prestation des services aux populations vulnérables un cheval de bataille, il va de soi que je surveille particulièrement leur prise en charge dans le système judiciaire.

Il faut comprendre à quel point des défaillances dans l’offre de service en français peuvent avoir un impact sur les justiciables francophones. Ce n’est déjà pas facile de naviguer dans le dédale du système de la justice, imaginez si vous devez en plus le faire dans la langue dont vous ne comprenez pas les termes procéduraux et bureaucratiques. D’où l’importance d’avoir accès à des juristes francophones, ou au moins bilingues. La magistrature devrait elle aussi démontrer des capacités bilingues, mais concentrons-nous dans cet article sur les membres du Barreau.

Les avocats ont un rôle crucial dans l’obtention d’un accès égal à la justice pour les justiciables francophones. Qu’entend-on par « accès égal »? Dans le rapport  Accès à la justice en français, rendu public par le Comité consultatif de la magistrature et du barreau sur les services en français en 2012, la définition est établie comme suit : la collectivité linguistique francophone a le droit de recevoir des services en français, en temps utile et sans devoir engager plus de frais que ceux qui reçoivent de tels services en anglais.[1]

Dans le rapport, le Comité tirait une triple conclusion en ce qui a trait à la profession juridique : 1. il faut que les avocats soient en mesure d’informer le public de leurs droits linguistiques dans le système judiciaire; 2. il faut qu’il y ait un nombre suffisant d’avocats bilingues pour répondre aux besoins de représentation des francophones; et 3. il faut que les justiciables francophones aient facilement accès à ces avocats.

Le rapport soulevait que la mise en place d’instances bilingues ou en français n’est pas adéquatement coordonnée avec la profession juridique.[2] Conséquemment, il suggérait que des efforts importants de sensibilisation aux droits linguistiques devraient être faits, même auprès des avocats bilingues, et que leurs connaissances à cet égard soient évaluées de manière proactive, afin d’améliorer l’accessibilité et l’offre de services en français.

Je l’affirmais d’entrée de jeu, les manquements dans l’offre de services en français peuvent affecter les justiciables francophones à un point que l’on ne soupçonne pas forcément. Encore aujourd’hui, trop d’accusés ignorent qu’ils ont droit à un procès en français avant leur première comparution devant le tribunal.

Pour y arriver, le Comité recommandait  un triple apport : celui du Barreau du Haut-Canada, celui des facultés de droit et celui d’Aide juridique Ontario. En effet, le Barreau, en tant qu’organisme de réglementation de la profession juridique (dont le code de déontologie mentionne clairement que les avocats sont tenus d’informer leurs clients de leurs droits à l’emploi du français dans le traitement de leurs dossiers, soit dit en passant) pourrait inclure la connaissance des droits linguistiques comme critère d’accès à la profession et inclure de la formation sur ces droits dans le cadre de ses programmes de perfectionnement. Les facultés de droit pourraient remanier leurs programmes pour y incorporer de la formation en droits linguistiques et de l’enseignement spécialisé en français. Quant à Aide juridique Ontario, un organisme qui joue un rôle clé dans l’accès à la justice dans la province, notamment par l’entremise de ses cliniques juridiques et de ses avocats de services dans les tribunaux, pourrait, d’une part, examiner la disponibilité et la prestation de ses propres services en français et, d’autre part, collaborer avec les autres intervenants judiciaires pour appuyer une offre active de renseignements sur les droits linguistiques aux justiciables, le recensement des avocats francophones dans la province et la facilitation de l’accès à ces professionnels bilingues pour les justiciables francophones.

Je l’affirmais d’entrée de jeu, les manquements dans l’offre de services en français peuvent affecter les justiciables francophones à un point que l’on ne soupçonne pas forcément. Encore aujourd’hui, trop d’accusés ignorent qu’ils ont droit à un procès en français avant leur première comparution devant le tribunal. Pourtant le Code criminel décrit les droits linguistiques de l’accusé et lui accorde expressément le droit fondamental de subir son procès dans sa langue officielle, pourvu qu’il en fasse la demande dans le délai prescrit.[3] De plus, une autre conclusion du Rapport 2012 était à l'effet qu’entamer des procédures en français peut s’avérer difficile, long et coûteux.[4] Plusieurs avocats d’expression française ont affirmé au Comité qu'ils se sentent obligés d’informer leurs clients francophones que le fait d’agir en français pourrait avoir des effets adverses, notamment sous forme de délais et de frais supplémentaires.[5] Je les comprends. Mais ce n’est ni normal, ni souhaitable, surtout dans un contexte d’accès égal. Le Commissariat reçoit régulièrement des plaintes relatives à l’accès à la justice qui émeuvent les employés, eux qui en ont vu d’autres.

L’avant-propos de mon dernier rapport annuel relatait une situation vécue par madame Tremblay (nom fictif) qui touchait plusieurs secteurs (santé, aide à l’enfance, services municipaux, justice, entre autres). Je vous cite un extrait de son journal intime que nous avons publié dans le rapport :

[…] Finalement, le jour de l’audience arrive. L’avocat de l’aide à l’enfance qu’on m’envoie ne parle que l’anglais. La travailleuse sociale aussi. Au moins, le juge parle français.

Comme on me le recommande, je me trouve une avocate bilingue. Mon médecin, pourtant francophone, lui envoie une lettre en anglais attestant que je suis apte à poursuivre les démarches juridiques. Elle me demande alors de traduire toutes les déclarations que j’ai faites jusqu’ici. Ce sera plus facile de procéder en anglais, selon elle. J’abdique et je choisis mes batailles; celle d’assurer la sécurité de mon fils, et non celle de ma langue. […][6]

D’autres situations de ce genre ne sont pas rares : drames familiaux, divorces, évictions immobilières, écueils liés à l’immigration… Des cas déjà difficiles qui se trouvent compliqués par l’absence ou la défaillance de la prestation de services en français. Entendons-nous, tous ces problèmes ne sont pas la faute des juristes et ne peuvent être réglés par les seuls juristes. L’appareil judiciaire est énorme et complexe. Les justiciables sont parfois appelés à  traiter avec plus d’un département. Toutefois, dans cet intimidant labyrinthe, m’est avis que les juristes, y compris les juristes francophones et bilingues, pourraient accompagner leurs clients de manière un peu plus soutenue. Et tous les avocats feraient bien de se rappeler leurs propres règles de déontologie à l’égard de clients francophones.

Le Rapport 2012, publié il y a presque quatre ans maintenant, a-t-il eu un impact concret sur l’offre de services en français dans le système judiciaire ontarien?  Le rapport Améliorer l’accès à la justice en français : Une réponse au rapport Accès à la justice en français publié en septembre dernier (le « Rapport 2015 ») fait le survol des progrès accomplis relativement au bilinguisme instauré par la magistrature, les avocats et les fonctionnaires depuis la publication du Rapport 2012. Encore une fois, reprenons ici ce qui concerne particulièrement la profession juridique. Le Rapport 2015 soulève que divers acteurs ont pris des mesures permettant d’améliorer l’accès aux avocats bilingues ou francophones, par exemple l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario et la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Il note aussi que le Barreau du Haut-Canada a mis en place des moyens pour fournir des services internes dans les deux langues officielles. Le Barreau a aussi signé avec le Québec l’Accord de libre circulation nationale afin d’autoriser des avocats québécois à fournir des services juridiques en français dans la province de l’Ontario. Cette mesure un peu controversée, que je salue au passage, est peut-être susceptible de réussir à améliorer l’offre de services juridiques en français, au moins dans les zones situées proche de la frontière avec cette province.

Je souligne aussi le projet pilote visant à faciliter l’accès aux services en français au palais de justice d’Ottawa, mis sur pied par le ministère du Procureur général. Le projet pilote, qui a été lancé au printemps 2015, consiste à prendre en charge, en français, les utilisateurs du système de justice de la capitale du début à la fin du processus judiciaire, sans avoir à rappeler leur droit à de tels services dans leur langue. L’implantation de cette initiative découle d’une recommandation que j’avais faite dans mon rapport annuel 2013-2014 et j’en suis bien heureux. Toutefois, bien que j’aie espoir que ce projet donne un véritable élan aux services en français dans le secteur de la justice, force est d’admettre qu’il eut été souhaitable qu’il se déroule dans quelques régions (incluant des régions non désignées) simultanément, afin de tenir compte de la diversité entre les milieux ruraux et urbains. Mais le projet est l’occasion de constater de visu ce à quoi ressemble un système de justice équitable pour les francophones en milieu minoritaire, et, surtout, de se doter d’une feuille de route pour en faire une réalité. Dans ce sens, c’est un pas dans la bonne direction. Il me semble que les citoyens francophones, autant que les divers acteurs du système, ne peuvent qu’en bénéficier.

Malgré que le Commissariat reçoive bon an mal an bon nombre de plaintes reliées au rôle des avocats dans l’accès à la justice en français, je suis fier des relations étroites et positives que nous maintenons avec les intervenants de la justice, qui incluent évidemment les juristes. J’en profite pour souligner que vous avez la possibilité d’améliorer l’offre de services en français en communiquant avec mon bureau lorsque vous constatez un raté dans la prestation de ces services. Tous les citoyens peuvent porter plainte auprès du Commissariat et ce, en toute confidentialité; c’est seulement de cette façon que nous pouvons enquêter et améliorer le sort de concitoyens. Cela ne s’appelle pas de la dénonciation, mais bien une volonté de collaborer de manière proactive. Tenter de remédier à des manquements lorsque nous en sommes témoins évite ainsi de créer une accumulation qui nécessitera un redressement d’ordre systémique.

Je ne répéterai jamais assez à quel point le rôle des juristes est essentiel dans l’accès à la justice en français en Ontario, et j’espère avoir la bonne fortune de travailler de près avec les intervenants du secteur de la justice au cours des prochains mois et des prochaines années afin de soutenir la profession dans les efforts qu’elle mettra pour plaider cette noble cause.

A propos de l'Auteur

Francois BoileauMe François Boileau mène actuellement son troisième mandat à titre de commissaire aux services en français de l’Ontario. Son rôle consiste à recevoir des plaintes du public et à présenter des recommandations sur les questions touchant l’application de la Loi sur les services en français.

Avant de devenir commissaire en août 2007, il était conseiller juridique au Commissariat aux langues officielles où il a mené d’importantes causes devant la Cour suprême du Canada.

Il a également joué un rôle clé pour défendre les droits linguistiques des francophones en représentant la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) dans l’affaire Montfort devant la Cour d’appel de l’Ontario.

En 2011, François Boileau s’est vu décerner l’Ordre du mérite de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario (AJEFO). En 2015, il reçoit l’Ordre du mérite de la Section de droit civil de la Faculté de droit de  l’Université d’Ottawa.


[1] Comité consultatif de la magistrature et du barreau sur les services en français. Accès à la justice en français, 2012, p. 13

[2] Ibid. p. 8

[3] Par. 530(1)

[4] Comité consultatif de la magistrature et du barreau sur les services en français. Accès à la justice en français, 2012, p. 8

[5] Ibid. p. 13

[6] Commissariat aux services en français. Rapport annuel 2014-2015 : La parole aux sans-voix, p. 4

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